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Il y a dans Before I Wake quelque chose qui refuse de se fixer, de s’ancrer, de s’achever. Un rêve d’enfant, peut-être, mais un rêve blessé. C’est un film en lévitation, entre plusieurs régimes de réalité, entre l’horreur douce et le drame endeuillé, entre le conte et les sciences. Il y a là une hésitation, mais aussi une promesse. Une promesse tenue à moitié.
Car Before I Wake n’est pas un film central dans la filmographie de Mike Flanagan. Tourné juste après Oculus mais gelé en postproduction par des problèmes de distribution, puis sorti discrètement dans l’indifférence, ce film semble lui-même hanté par son propre sort : invisible, orphelin. Il fait pourtant le lien entre les premières expérimentations horrifiques de Flanagan et les œuvres plus vastes, plus maîtrisées, que seront The Haunting of Hill House ou Doctor Sleep.
Mais l’ambiguïté ne suffit pas. Elle doit être tenue. Et c’est peut-être ce que le film peine à faire : habiter vraiment sa propre incertitude. Il y a là un imaginaire somptueux : ces papillons, ces projections mentales qui deviennent réelles, cette maison-cocon où les émotions se matérialisent mais aussi une forme de refus de l’étrangeté pure, une tentation de la moralité douce. Le film veut tout : l’onirisme, l’angoisse, la tendresse, l’analyse du deuil. Il veut consoler autant qu’il veut inquiéter. Et c’est précisément ce qui le fragilise.
Car Before I Wake part d’une idée vertigineuse : un enfant dont les rêves deviennent réels. Mais Flanagan, fidèle à sa sensibilité, ne transforme pas cela en mécanisme de terreur. Il l’utilise comme un prisme affectif, un langage du manque, un outil de projection. Cody, l’enfant rêveur, génère ses propres chimères par ses souvenirs et ses absences. Le Canker Man n’est pas l’ennemi : c’est le deuil incarné, la douleur enfantine qui n’a pas de mots et se sculpte en monstre. Ce qui hante, ici, ce n’est pas le fantôme d’un mort, mais l’incapacité à accepter l’absence.
La maison, chez Flanagan, est toujours une architecture psychique. Lieu de développement affectif, mais aussi de fixation morbide. On y projette ses désirs, ses blessures, ses souvenirs recomposés. Le rêve est une scène, et le film en devient l’extension naturelle. Il y a toujours chez Flanagan cette ambivalence de l’image : elle révèle, mais elle enferme.
Et pourtant, Before I Wake finit par renoncer. Il s’explique. Il verbalise. Il soulage. Il croit devoir tout résoudre. Il conclut. Il rassure. On sort du film comme on sort d’une séance de thérapie. C’est un choix. Mais un choix timide. Un choix qui trahit la puissance du point de départ. L’onirisme devient parabole. Le malaise devient message. Et le film, qui avait tout pour rester en suspens, finit par retomber.
Alors oui, c’est un film de transition. Un film qui cherche. Qui hésite. Qui tente. Et c’est pour cela qu’il est à la fois frustrant et attachant. Il annonce sans accomplir. C’est un film qui rêve d’être grand, mais reste à l’état de mirage.
Et pourtant, on y repense. À ces papillons. À cette chambre. À cet enfant qui rêve pour faire revenir sa mère. On y repense parce que Flanagan, même dans ses films les plus faibles, sait où ça fait mal. Il sait que le monstre est toujours une forme d’amour inversé. Et que l’horreur la plus insidieuse, c’est celle de devoir vivre avec ses douleurs.
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There is, in Before I Wake, something that resists settling. A refusal to anchor, to resolve, to finish. It floats — like a child’s dream, perhaps, but a dream already bruised. The film hovers between states: between gentle horror and mournful drama, between fairy tale and science fiction. It trembles in its own ambiguity — which is both its promise and its limit. A promise half-kept.
Before I Wake is not a cornerstone in Mike Flanagan’s filmography. Shot just after Oculus but shelved due to distribution troubles, it emerged quietly, almost unseen. An orphaned film, haunted by its own fate. And yet, it forms a link — a connective tissue between Flanagan’s early horror experiments and the more expansive, assured works to come, like The Haunting of Hill House or Doctor Sleep.
But ambiguity demands control. And this is where the film falters: it hesitates without fully inhabiting its hesitation. There is a sumptuous imagination at work — butterflies born of thought, a home where emotions take physical form — but there’s also a retreat, a softening. A reluctance to embrace pure strangeness. The film wants everything: dream logic and grief analysis, dread and tenderness, symbolic monsters and psychological catharsis. It wants to console as much as it wants to unsettle. And it is this desire to heal that ultimately weakens it.
Because Before I Wake begins from a dizzying premise: a child whose dreams become real. But Flanagan, ever true to his humanist leanings, refuses to turn this into mere terror. He makes it a vessel for affect — a language of longing, a means of projection. Cody, the dreaming child, doesn’t summon nightmares out of malice but out of memory and absence. The Canker Man is not a villain — he is grief made flesh, the shapeless pain of loss molded into a creature. What haunts here is not death, but the refusal of the world to make space for absence.
In Flanagan’s world, the house is never just a house — it is always a psychic architecture. A space of affective formation and morbid fixation. A screen for memory, fantasy, trauma. Dreams are not escapes — they are stages. And film, for Flanagan, becomes the natural extension of this internal theater. The image reveals, but it also traps.
And yet, Before I Wake pulls back. It explains. It soothes. It interprets itself. It resolves. The film becomes therapeutic. It believes, perhaps too much, in the need to wrap things up. It concludes. It comforts. And in doing so, it betrays its most radical promise: to linger in the ambiguity of the dream. Its surrealism becomes parable. Its unease becomes message. The floating dream falls back to earth.
Yes, it is a transitional film. A film that searches, that hesitates, that reaches. It is both frustrating and endearing for this reason. It signals more than it delivers. It dreams of being great — and remains, instead, a mirage.
And still, we think back to it. To the butterflies. To that room. To that child who dreams to bring his mother back. We think back because Flanagan, even in his weakest films, knows where it hurts. He knows the monster is always a twisted form of love. And that the deepest horror is not death — but living with what’s left behind.
]]>Il y a, dans The Mirror , quelque chose comme un point d’origine. Un foyer autour duquel se cristallise déjà toute l’œuvre future de Mike Flanagan. The Mirror ou Oculus, titre original plus sec, est un film sur l’horreur de ne pas pouvoir savoir. Non pas de ne pas comprendre, mais de ne pas pouvoir certifier que ce qu’on perçoit est bien réel.
Il y a dans sa mise en scène une manière très particulière de traiter la mémoire. Les flashbacks ne sont pas ici des retours en arrière mais un é qui se greffe au présent jusqu’à le pervertir. L’enfance revient, mais elle ne revient pas comme souvenir : elle revient comme contamination. Elle réapparaît dans les gestes, les lieux, les mots dits aujourd’hui, comme si le temps n’était plus une ligne mais une nappe, un tissu qu’on plie, qu’on froisse, où les plis ne se distinguent plus. Et ce geste de montage, Flanagan l'effectue avec rigueur. Tout s’enchaîne, tout se confond. Le é devient la matière même du présent.
Mais plus encore que la mémoire, c’est la perception qui se dérègle. Les personnages ne savent plus ce qu’ils voient, ni même s’ils voient. L’œil devient une interface instable, corrompue. On ne sait plus si ce qu’on touche est là, si ce qu’on mange est réel, si ce qu’on détruit peut l’être. Et le film en tire une angoisse : l’horreur vient ici de la perte de tout critère. Ce que filme Flanagan, c’est le vertige cognitif.
Et dans cette maison, Kaylie se dresse comme celle qui veut prouver. Elle veut démontrer que le miroir est le foyer du mal, elle veut des preuves, des vidéos, des mesures. Mais elle se heurte à ce que Flanagan met méthodiquement en place : l’effacement des critères de preuve. Tout ce qui pourrait attester de la réalité du traumatisme est contaminé par l’objet même de ce traumatisme. Il n’y a pas d’extériorité possible. Ce miroir, c’est aussi celui de la société qui refuse d’entendre, de croire, d’ettre, un miroir comme allégorie de l’impossibilité de témoigner.
Alors bien sûr, il y a des limites. Des moments où le film verbalise trop, où Kaylie devient presque une porte-parole de son auteur, où l’on sent que Flanagan cherche à expliquer ce que le dispositif aurait pu laisser affleurer. Ces instants, plus démonstratifs, affaiblissent la puissance d’abstraction que le film parvient ailleurs à maintenir. Et l’émotion, aussi, reste souvent contenue, encadrée, plus mentale que viscérale. On pense, on interroge, on ne tremble pas toujours.
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There is, in Oculus — more bluntly titled than its French release The Mirror — something like an origin point. A hearth around which the entirety of Mike Flanagan’s future work already begins to coalesce. Oculus is a film not about the fear of not understanding, but about the horror of not being able to know. Not uncertainty as suspense, but uncertainty as a structural condition of reality.
Flanagan’s staging of memory is uniquely disquieting. Flashbacks here are not temporal detours — they are invasions. The past doesn’t return as recollection, but as contamination. Childhood seeps back into the present not as nostalgia but as infection. It returns in gestures, in familiar rooms, in sentences spoken again — not like a line of time, but like a wrinkled fabric where folds overlap and blur. This is not metaphor: it’s montage. The timeline becomes a trap. One moment bleeds into the next. And Flanagan choreographs this confusion with a formal rigor that’s almost surgical. Memory isn’t evoked — it happens, again and again, until the present is indistinguishable from its echo.
But deeper still, what collapses is perception itself. The characters no longer trust what they see — or whether they’re seeing anything at all. The eye becomes an unstable interface, a glitching surface. The mind loses its grip: is the apple real, or made of glass and rot? Is the room lit, or imagined? Is the mirror broken, or breaking us? Oculus isn’t a haunted object film. It’s a film about cognitive horror — about the collapse of all criteria for certifying the real.
Within this machinery, Kaylie emerges as the one who wants to prove. She sets up cameras, routines, logic games. She wants the mirror to stand trial. She’s a scientist, a witness, a survivor. But Flanagan builds a trap around her: everything that could the trauma is itself contaminated by it. The proof is always already tainted. The rational gaze cannot survive the object it studies. There is no outside. The mirror becomes, allegorically, the society that refuses to believe victims, the institution that reflects but never s — an emblem of the impossibility of testimony.
Of course, the film has its limits. There are moments when Flanagan over-verbalizes, when Kaylie’s dialogue becomes didactic, a mouthpiece for authorial intent. These explanatory turns slightly dull the abstraction the film otherwise maintains so elegantly. And emotionally, too, the film sometimes holds back — it is cerebral rather than visceral, its pain diagrammed more than felt. We reflect, we doubt, but we don’t always shiver.
Still, Oculus is foundational. Not a debut in the careerist sense, but a ground zero in of theme, form, and philosophical concern. A film obsessed with the instability of vision, the unreliability of memory, and the violence of what remains unseen. In the mirror, Flanagan glimpses not ghosts — but epistemological collapse.
]]>Ce n’est pas le plus connu, ce n’est pas le plus maîtrisé, ce n’est peut-être même pas le plus marquant, et pourtant Jessie occupe une place charnière dans l’œuvre de Mike Flanagan. Le roman de Stephen King qu’il adapte, réputé inadaptable, reflète les obsessions de Flanagan : le deuil, l’enfermement, la mémoire traumatique, tout en les poussant vers une forme de radicalité formelle. Le film est à la fois trop et pas assez : trop pensé, pas assez rêvé. Trop démonstratif, pas assez organique.
Dès l’ouverture, quelque chose sonne faux, ou plutôt… théâtral. Non pas dans un sens noble mais dans celui, plus incertain, d’un dispositif qui grince, d’un pacte fictionnel qui hésite à s’assumer. Une femme menottée à un lit après un jeu sexuel interrompu par la mort subite de son mari : on pourrait y croire si le film y croyait lui-même. Mais quelque chose cloche. Pas dans l’idée, brillante sur le papier, mais dans son exécution. Le danger, au lieu d’être tapi, semble chorégraphié. Le chien errant qui rôde, le cadavre au sol, les chaînes qui coupent la peau : tout cela devrait créer l’urgence, mais on y voit surtout les ficelles. Le film montre le trauma, mais l'expose comme un cas clinique.
Flanagan tente alors d’habiter son discours par le recours à la dissociation. Deux figures de Jessie apparaissent : l’une résignée, l’autre combative. Ce jeu de miroirs internes, qui aurait pu être vertigineux, devient vite discursif. C’est là que le film commence à trop parler, à trop s’expliquer. La parole intérieure, au lieu d’ouvrir l’espace, le referme. Elle déplie des thèses, clarifie des enjeux. Et ce faisant, elle annule le tremblement. Flanagan veut trop guider. Il veut que l’on comprenne.
Et pourtant, le film regorge de fulgurances visuelles. Il y a la lune rouge. Il y a ce chien. Il y a Moonlight Man. On se prend à rêver, un instant, que le film bascule dans le pur onirisme, qu’il s’arrache à son script pour devenir cauchemar. Mais Flanagan revient toujours à la parole, à l’explication, à la rationalisation du monstre.
Il y a pourtant, dans le cœur battant du film, un motif obsédant : celui du lit. Ce lit conjugal, prison, cellule de mémoire. C’est là que Jessie revit l’inceste, l’humiliation, l’effacement de soi. Ce n’est plus un meuble, c’est un palimpseste. Flanagan y concentre ses obsessions : le corps ligoté, la psyché dissociée, la famille comme lieu d’horreur. Mais le film est précieux précisément parce qu’il trébuche. Parce qu’il échoue à incarner ce qu’il touche du doigt.
Jessie est un film malade, au fond. Mais malade de cette maladie noble des œuvres trop pleines, trop conscientes d’elles-mêmes, trop soucieuses de bien faire. C’est une œuvre frontière, à la lisière de la maîtrise et de la perte de contrôle. Et c’est précisément cette instabilité qui le rend fascinant. Un échec précieux, parce qu’il expose sans fard ce que le cinéma de Flanagan contient de plus vif.
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It’s not the most well-known, nor the most polished, and perhaps not even the most impactful — and yet Gerald’s Game holds a pivotal place in Mike Flanagan’s body of work. The Stephen King novel he adapts, long deemed “unfilmable,” becomes a mirror for Flanagan’s own obsessions: grief, confinement, traumatic memory — all pushed here toward a more radical formalism. The film is both too much and not enough: too calculated, not dreamlike enough. Too demonstrative, not organic enough.
From the very start, something feels off — or rather… theatrical. Not in a noble, Brechtian sense, but in a more fragile, creaking one: a dramatic device uncertain of its own fiction. A woman handcuffed to a bed after a sexual game interrupted by her husband’s sudden death — it could work, if the film believed in it. But something’s amiss. Not in the idea — compelling on paper — but in its execution. The danger, instead of lurking, feels choreographed. The stray dog circling the bed, the corpse on the floor, the cuffs slicing into her wrists — all this should generate urgency, and yet the mechanics show. The trauma is there, but it’s staged like a clinical case study.
Flanagan tries to inject life into the setup through dissociation. Two versions of Jessie appear — one ive, one defiant. This inner mirror-play, which might have been dizzying, quickly becomes over-verbalized. That’s when the film begins to talk too much, to explain too much. The inner voice, instead of opening up space, collapses it. It unfolds arguments, clarifies stakes. And in doing so, it erases any sense of trembling uncertainty. Flanagan wants to guide too closely. He wants us to understand.
And yet the film brims with flashes of visual power. The red moon. The dog. Moonlight Man. There are moments where one hopes the film might slip fully into oneiric delirium, abandon its structure and turn into nightmare. But Flanagan always returns to speech, to explanation, to the rationalization of the monster.
Still, at the film’s core, one motif haunts: the bed. The marital bed, the prison, the memory cell. It is here that Jessie relives incest, humiliation, self-erasure. It’s no longer furniture — it’s a palimpsest. Flanagan condenses his deepest fixations into this object: the bound body, the fractured psyche, the family as the site of horror. And the film is precious precisely because it falters. Because it fails to embody what it dares to touch.
Gerald’s Game is, at heart, a sick film. But sick in the noble way of works too full, too self-aware, too eager to get it right. It’s a borderland film, teetering between control and collapse. And it’s this very instability that makes it fascinating — a valuable failure, because it exposes, unguarded, the rawest nerves in Flanagan’s cinema.
]]>Sous couvert de chronique enfantine, le film de Kusturica, Palme d’or 1985, déploie une fresque saturée de non-dits, de trahisons minuscules, de mensonges tellement intégrés qu’ils finissent par constituer le langage commun. Il ne s’agit pas ici de dénoncer un régime, ni même de l’expliquer, mais de faire affleurer, par capillarité, l’intime politique, le murmure idéologique, cette manière qu’ont les dictatures d’infiltrer les foyers par les regards baissés et les sourires contraints.
Tout commence par un mensonge, un tout petit, presque affectueux : "Papa est en voyage d’affaires". Manière élégante de dire qu’il est en camp, mais sans effrayer l’enfant, sans déranger la table du petit déjeuner. Le mensonge devient alors la seule forme acceptable de parole ; il protège, il déforme, il recouvre.
L’enfant Malik, pivot du film, hérite de cette langue trouée, pleine de lacunes et de pudeurs. Ce qu’il voit, il ne peut le nommer, et ce qu’on lui dit, il ne peut le croire tout à fait.
Kusturica ne filme pas l’histoire : il filme le refoulement de l’Histoire. Ici, la dictature n’apparaît jamais frontalement. Pas de procès, pas de discours, pas de slogans : juste des soupirs, des mots retenus, des ombres qui disparaissent d’une pièce quand la porte s’ouvre.
Tout le monde sait. Tout le monde se tait. Ce n’est pas par lâcheté, pas uniquement : c’est parce que la parole a été réorientée, pervertie, vidée de son usage premier. Ce que le film met en scène, c’est un monde où parler est devenu un acte à haut risque, une prise de position, même dans l’anodin. Et dans ce théâtre de la suspicion, les liens familiaux eux-mêmes sont contaminés.
Et pourtant, quelque chose résiste. Ce sont les rêves de Malik, ses visions absurdes, burlesques, tendres et dérangeantes. Ils surgissent sans prévenir, comme des bulles d’air dans une eau trouble. Le réel, trop contraint, trop contrôlé, laisse place à la surréalité, où les désirs et les peurs prennent corps. Kusturica excelle dans ces dérapages oniriques, qui ne sont jamais gratuits. Il y a dans le grotesque une vérité plus nue que dans la reconstitution.
Tout le film tient dans cet entre-deux : entre le silence et le cri, entre le réel et l’étrange, entre le cocon familial et la violence d’État. Kusturica n’impose jamais une lecture. Il juxtapose, il laisse s’imbriquer les registres. Le retour du père, à la fin, n’a rien d’un soulagement : il consacre la fracture. Ce qui a été brisé ne sera pas réparé. Le "voyage d’affaires" devient une figure de style pour tous les exils intérieurs, toutes les expropriations muettes.
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Under the guise of a child’s chronicle, Kusturica’s 1985 Palme d’Or-winning film unfolds as a densely woven fresco of unspoken truths, tiny betrayals, and lies so deeply absorbed they become the shared language. The film isn’t trying to denounce a regime or explain it — rather, it lets the political seep in by capillary action, letting the ideological whisper emerge, showing how dictatorships infiltrate homes through downcast eyes and strained smiles.
It all begins with a lie — a small one, almost affectionate: “Daddy’s away on business.” A delicate way of saying he’s in a camp, without frightening the child, without disrupting the breakfast table. The lie becomes the only acceptable form of speech — it protects, distorts, conceals.
The child Malik, the film’s central figure, inherits this broken language, full of gaps and modest evasions. What he sees, he cannot name. What he’s told, he cannot fully believe.
Kusturica doesn’t film history — he films the repression of history. The dictatorship never appears head-on. No trials, no speeches, no slogans — only sighs, withheld words, shadows vanishing from rooms as the door opens.
Everyone knows. Everyone is silent. Not just out of cowardice, but because speech itself has been redirected, perverted, emptied of its original function. What the film stages is a world where speaking has become a high-risk act — a political stance, even in the banal. And in this theatre of suspicion, even familial bonds are contaminated.
And yet, something resists. Malik’s dreams — absurd, burlesque, tender, unsettling — erupt without warning, like bubbles of air in murky water. Reality, too tight, too controlled, gives way to surreality, where desires and fears take shape. Kusturica excels at these dreamlike digressions, never gratuitous. There’s in the grotesque a truth more raw than in reconstitution.
The entire film lives in this in-between: between silence and scream, between the real and the strange, between the family cocoon and the violence of the State. Kusturica never imposes a reading. He juxtaposes, lets s bleed into one another. The father’s return at the end offers no relief — it seals the fracture. What was broken will not be mended. The “business trip” becomes a figure of speech for every inner exile, every mute dispossession.
]]>Il y a chez Kusturica, une manière de faire exister le monde comme un trop-plein. Et Underground, plus qu’aucun autre, est ce moment où cette matière explose. Un film-puits, un film-foire, un film-caverne. C’est le quatrième long-métrage de Kusturica, et son second à recevoir la Palme d’or après Papa est en voyage d'affaires. Mais ici, il n’y a plus vraiment d’affaire, ni de voyage.
Il faudrait sans doute revenir à cette façon qu’a Kusturica, depuis le début, de filmer des territoires. Territoires mentaux, symboliques, mythiques. Underground reprend cette logique, mais l’enracine dans une violence plus sourde, plus tragique, plus politique aussi.
La structure elle-même est un piège. Kusturica nous fait croire à une progression, à des dates, à des époques. On commence en 1941, on finit dans les années 1990, mais rien n’avance. Tout recommence. L’Histoire est une spirale, une machine où les visages changent de rôle sans jamais sortir du même théâtre. Marko, Blacky, Natalija : ils incarnent tour à tour les figures du résistant, du complice et du manipulateur. Il n’y a pas de vérité dans Underground, il n’y a que des postures qui se contaminent.
La cave, ce fameux « underground », devient très vite le lieu le plus essentiel du film. C’est une métaphore évidente, mais dont Kusturica tire une force étrange : la guerre se poursuit sous terre, dans l’oubli fabriqué, dans l’ombre mise en scène. Des générations vivent là, dans le noir, persuadées que le monde brûle encore, alors que le monde, dehors, a changé. Il y a là quelque chose de tragiquement contemporain : cette idée que nous vivons toujours dans des caves mentales, nourris d’histoires falsifiées, d’ennemis imaginaires, de patriotismes hystériques.
Tout cela serait inable s’il n’y avait la musique. Pas comme baume, mais comme poison joyeux. La guerre elle-même devient une sorte de cirque. C’est cela qui dérange : ce rire qui surgit quand il ne devrait pas, cette ivresse qui recouvre l’horreur.
On pourrait dire que Underground est un film sur la Yougoslavie. Ce serait vrai, mais réducteur. Il s’agit moins de représenter un pays que de montrer ce que devient une nation lorsqu’elle se prend au piège de son propre récit. C’est un film qui tue la vérité en la répétant trop fort. Le nationalisme n’est pas dénoncé frontalement, il est montré comme un carnaval qui a mal tourné. La tragédie naît du grotesque. Et l’ennemi, au fond, n’est plus extérieur.
Enfin, la fin est bouleversante précisément parce qu’elle ne ferme rien. L’île, ce morceau de terre flottant, détaché, devient l’image même du refoulement réussi.
Et dans ce geste-là, Kusturica signe peut-être son plus grand film. Pas parce qu’il dit tout, mais parce qu’il laisse tout ouvert. Il y a dans Underground une lucidité délirante, une clairvoyance saturée, une critique qui e par l’excès. Comme si, pour dire l’indicible, il fallait rire trop fort, crier trop haut, faire danser les bombes et chanter les massacres.
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There is, in Kusturica’s cinema, a way of making the world exist as a kind of excess. And Underground, more than any other, is the moment when this overflowing matter bursts. A film-well, a film-fair, a film-cavern. It is Kusturica’s fourth feature, and his second to receive the Palme d’Or after When Father Was Away on Business. But here, there is no more business, no more travel.
We must return, perhaps, to the way Kusturica has always filmed territories — mental, symbolic, mythical spaces. Underground continues in that vein, but anchors it in something deeper: a more muffled, tragic, and political violence.
The structure itself is a trap. Kusturica makes us believe in progress, in dates, in eras. We begin in 1941, we end in the 1990s, but nothing truly moves forward. Everything begins again. History is a spiral, a machine in which faces trade roles but never leave the stage. Marko, Blacky, Natalija — they each in turn embody the roles of the resistance fighter, the accomplice, the manipulator. There is no truth in Underground, only poses that bleed into one another.
The cellar — that fabled “underground” — quickly becomes the film’s most vital place. It is an obvious metaphor, but Kusturica draws from it a strange power: war continues below, in a manufactured oblivion, in a staged shadow. Generations live there, in the dark, convinced the world above still burns, while outside, everything has changed. There is something tragically contemporary in that: the idea that we still live in mental bunkers, fed on falsified histories, imaginary enemies, and hysterical patriotisms.
All this would be unbearable if not for the music. Not as a balm, but as a joyful poison. Even war becomes a kind of circus. That is what unsettles: the laughter that erupts when it shouldn’t, the drunkenness that coats the horror.
One could say Underground is a film about Yugoslavia. That would be true — but limiting. It is less about representing a nation than showing what happens when a nation becomes trapped in its own narrative. It is a film that kills the truth by shouting it too loudly. Nationalism is not denounced head-on; it’s shown as a carnival gone wrong. Tragedy is born of the grotesque. And the enemy, in the end, is no longer outside.
And the ending moves us precisely because it closes nothing. The island — that drifting, detached patch of land — becomes the very image of successful repression.
And in that gesture, Kusturica perhaps delivers his greatest film. Not because it says everything, but because it leaves everything open. There is in Underground a delirious lucidity…
]]>Il arrive que certains films s’érigent, non pas en chefs-d’œuvre mais en falaises. Winter Sleep n’a pas besoin d'effets de style pour faire masse, pour créer ce genre de vertige.
Depuis Uzak, depuis Les Climats, depuis Il était une fois en Anatolie, Nuri Bilge Ceylan a toujours filmé les hommes en faux mouvement, retenus dans leur propre gravité. Mais Winter Sleep pousse cette logique jusqu’à l’asphyxie : le film s’installe dans le confort douillet de ceux qui pensent, dans le velours de ceux qui croient parler juste parce qu’ils parlent beaucoup.
C’est peut-être le plus "inconfortablement bourgeois" des films de Ceylan et donc son plus impitoyable. Il ne nous montre pas la misère mais le regard qu’on pose sur elle. Il ne s’attarde pas sur les douleurs sociales, mais sur la manière dont elles sont esthétisées, digérées, neutralisées par ceux qui les observent de loin.
La Cappadoce, majestueuse et close, n’est pas un simple décor : c’est une mentalité. L’espace y est creusé comme une conscience, tout en galeries, en cavités, en replis. L’hôtel troglodyte d’Aydin est plus qu'une habitation, c’est un sanctuaire mental, une forteresse qui ressemble à une tour d’ivoire minérale.
Aydin, c’est ce personnage comme le cinéma de Ceylan sait les étirer : un homme muré dans ses mots, qui croit encore incarner un idéal de raison. Ancien acteur, devenu propriétaire, éditorialiste local, il rédige. Sa domination ne e par la phrase.
Et c’est ici que Winter Sleep trouve sa forme la plus vertigineuse : celle d’un théâtre sans scène, où la parole ne libère rien mais assèche tout. Les dialogues ou plutôt les assauts rhétoriques sont longs, brillants, labyrinthiques. Mais leur brillance est glacée. Pas un échange, seulement des parades. Aydin parle comme on érige une muraille : derrière son ironie cultivée, il y a le refus d’être touché. Les mots deviennent autant de pierres entre les êtres.
Trois longues séquences cristallisent ce théâtre en huis clos : avec la sœur, avec la jeune épouse, avec le villageois humilié. Trois scènes, trois miroirs d’un même narcissisme intellectuel, d’un même refus de perdre la face, même face à l’échec de toute relation humaine.
La tragédie est empêchée, parce que l’intellectuel moderne ne croit plus aux drames. Il croit aux compromis, à la modulation, à la gestion de sa propre image. Il croit surtout qu’en écrivant, il agit. Et ce faisant, il enterre tout.
La neige, qui recouvre les paysages, ne purifie pas. Elle ensevelit. Elle fige. Elle devient cette métaphore insistante d’un hiver moral : un gel des émotions, une torpeur des engagements. Le "sommeil d’hiver" n’est pas celui d’un repos, mais celui d’un anesthésiant.
Winter Sleep est un film sur ce qui ne change pas. Sur cette inertie de classe, d’esprit, de cœur. Aydin n’est pas un salaud. Il est pire : un homme bon, qui ne voit pas que sa bonté même est une manière de dominer. Il est cet intellectuel moderne dont la lucidité n’engendre ni action ni abandon seulement un confort triste.
C’est cela que filme Ceylan. Le confort triste. Le beau mensonge. La grande illusion de ceux qui se croient profonds parce qu’ils doutent mais qui doutent toujours trop tard, toujours après coup, toujours une fois le mal fait. Et cette neige, encore, cette neige si belle, si blanche, si complice. Elle recouvre tout, y compris les fautes, y compris les silences. Elle fait du monde une page blanche, mais une page déjà griffonnée, déjà usée.
En fin de compte, Winter Sleep est une œuvre qui éclaire, c’est une œuvre qui rend plus opaque. Plus trouble. Plus seul. Un film qui n’accuse pas. Qui regarde. Longtemps. Jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien à dire. Rien d’autre à faire que de contempler notre propre confort, nos belles civilités.
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Some films do not rise as masterpieces, but as cliffs. Winter Sleep doesn’t need stylistic flourishes to impose itself or to create that kind of vertigo.
Since Uzak, Climates, and Once Upon a Time in Anatolia, Nuri Bilge Ceylan has always filmed men in false motion, held back by their own gravity. But Winter Sleep pushes this logic to the point of suffocation: the film settles into the cozy comfort of those who think, into the velvet of those who believe they speak truth simply because they speak at length.
It is perhaps Ceylan’s most “uncomfortably bourgeois” film, and thus his most merciless. It does not show misery, but the gaze cast upon it. It does not linger on social pain, but on the way it is aestheticized, digested, neutralized by those observing it from afar.
Cappadocia, majestic and sealed off, is not just a backdrop — it is a state of mind. Space here is carved like a consciousness, full of galleries, cavities, recesses. Aydın’s troglodyte hotel is more than a dwelling; it is a mental sanctuary, a fortress that resembles an ivory tower made of stone.
Aydın is the kind of character Ceylan knows how to stretch to the breaking point: a man walled in by his own words, still clinging to the ideal of reason. A former actor turned landlord and local columnist, he writes. His power lies in his phrasing.
And it is here that Winter Sleep finds its most dizzying form: that of a stage without a stage, where words do not liberate but desiccate. The dialogues — or rather rhetorical assaults — are long, brilliant, labyrinthine. But their brilliance is glacial. There is no exchange, only posturing. Aydın speaks as one builds a wall: behind his cultivated irony lies a refusal to be touched. Words become stones laid between human beings.
Three long sequences crystallize this domestic theatre: with the sister, with the young wife, with the humiliated villager. Three scenes, three mirrors of the same intellectual narcissism, the same refusal to lose face, even in the failure of all human relation.
Tragedy is thwarted, because the modern intellectual no longer believes in drama. He believes in compromise, in modulation, in the management of his own image. He believes, above all, that by writing, he acts. And in doing so, he buries everything.
The snow that covers the landscape does not purify. It buries. It freezes. It becomes a persistent metaphor for a moral winter: a frost of emotion, a torpor of engagement. The “winter sleep” is not one of rest, but of anesthetic.
Winter Sleep is a film about what does not change. About the inertia of class, of mind, of heart. Aydın is no villain. He is worse: a good man who does not see that his very goodness is a form of domination. He is the modern intellectual whose lucidity leads to neither action nor surrender — only to a sad comfort.
This is what Ceylan films. Sad comfort. Beautiful lies. The great illusion of those who think themselves profound because they doubt, but always too late, always after the fact, always once the harm is done. And that snow, again, so beautiful, so white, so complicit. It covers everything — the faults, the silences. It turns the world into a blank page, but one already scribbled, already worn.
In the end, Winter Sleep is a work that enlightens by making things more opaque. More ambiguous. More solitary. A film that does not accuse. That watches. Long. Until we have nothing left to say. Nothing left to do but contemplate our own comfort, our own polite fictions.
]]>Il y a des films dont la beauté assène et dont la perfection épuise. Adieu ma concubine, souvent élevé au rang de chef-d’œuvre, est l'un de ceux-ci. Le film de Chen Kaige s’avance ainsi comme un monolithe de cinéma : épopée historique, mélodrame, théâtre de marionnettes, tragédie de la scène et de la vie. Et pourtant, ce gigantisme fait écran. Quelque chose résiste. Non dans le rejet, mais dans un échec plus troublant encore : celui d’un film irable, mais inatteignable.
Ce que l’on voit d’abord, c’est la densité des intentions. Un siècle d’histoire chinoise condensé dans le miroir cruel d’une amitié déchiré. Tout y est saturé : les cadres se veulent somptueux, les mouvements de caméra chorégraphiés, chaque plan cherche à incarner la grandeur tragique. Mais cette grandiloquence, aussi maîtrisée soit-elle, finit par ne plus être dans ma zone proximale d'appréciation. Alors, l’image se ferme sur elle-même. Le regard ne peut plus y circuler. Le sens y est déjà déposé, installé, monumentalisé. L’émotion n’advient plus.
La tragédie, pourtant, est là. Douzi se confond peu à peu avec son rôle de concubine Yu : il devient lui-même spectacle, il devient rôle, et c’est cette dissolution de l’individu dans l’art, est ce qui devrait nous broyer. Mais rien ne se fend. Tout reste lisse, la douleur n’est jamais rugueuse. Elle est transmise par les filtres du cérémonial, par les masques du théâtre. Il y a un excès d’intelligence dans cette mise en scène, trop de conscience du tragique pour qu’il puisse surgir de lui-même.
Et l’histoire, bien sûr, vient ajouter son poids. Guerre sino-japonaise, Révolution culturelle, trahisons politiques : tout défile comme sur une frise de musée. Là encore, le souci de bien faire, de tout dire, de tout inscrire, étouffe la moindre trace de tremblement.
Le paradoxe du film, et sa limite, tient peut-être dans son propre rapport à l’opéra. Car si le théâtre est ici dénoncé comme enfermement, répétition mortifère, le film reproduit pourtant ce même geste de figuration. Il mime l’opéra jusque dans son esthétique. Chen Kaige ne filme pas l’opéra : il filme comme l’opéra.
On peut ne pas aimer Adieu ma concubine non parce qu’il serait mauvais ou médiocre, il est au contraire d’une rigueur rare, d’une ambition indiscutable mais précisément parce qu’il semble ne jamais douter. Il avance avec la certitude d’un monument, mais ne laisse jamais cette faille qui permettrait au spectateur d’y trembler, d’y habiter.
Il n’y a là ni rejet ni provocation. Mais le constat, doux-amer, qu’un film peut tout avoir ampleur, complexité, maîtrise et malgré cela, ne pas vibrer en moi. Qu’un film peut fasciner sans émouvoir. Que le raffinement peut devenir une armure. Et que l’art, lorsqu’il prétend tout dire, peut finir par ne rien transmettre d’irréductible. Il ne manque rien à Adieu ma concubine.
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Some films overwhelm with their beauty and exhaust with their perfection. Farewell My Concubine, often hailed as a masterpiece, is one of them. Chen Kaige’s film rises like a monolith of cinema: a historical epic, a melodrama, a puppet theatre, a tragedy of stage and life. And yet, this monumental scale becomes a screen in itself. Something resists. Not rejection, but something more troubling: the failure of a film that is irable yet unreachable.
What one sees first is the density of intentions. A century of Chinese history condensed into the cruel mirror of a fractured friendship. Everything is saturated: the compositions strive for opulence, the camera movements are choreographed, every frame seeks to embody tragic grandeur. But this grandiloquence, however controlled, eventually slips beyond my zone of aesthetic receptivity. The image folds in on itself. The eye can no longer wander. Meaning is already inscribed, installed, monumentalized. Emotion no longer arises.
And yet, the tragedy is there. Douzi slowly merges with his role as Concubine Yu: he becomes spectacle, becomes role — and this dissolution of self into art is what should devastate us. But nothing breaks. Everything remains smooth, the pain never raw. It is conveyed through ceremonial filters, through the masks of theatre. There is too much intelligence in this mise en scène, too much awareness of tragedy for it to emerge on its own.
And the weight of history, of course, adds to the burden. The Sino-Japanese War, the Cultural Revolution, political betrayals — they all unfold like a museum frieze. Again, the desire to do things well, to say everything, to inscribe everything, suffocates the slightest tremor.
The paradox of the film, and its limitation, perhaps lies in its relationship to opera itself. For while the theatre is shown as confinement, as deadly repetition, the film nonetheless reproduces the same gesture of figuration. It doesn’t film the opera — it films like the opera.
One might not love Farewell My Concubine not because it is bad or mediocre — on the contrary, it is of rare rigor, undeniable ambition — but because it seems never to doubt. It advances with the certainty of a monument, but never leaves the fissure through which a viewer might tremble, might inhabit it.
There is no rejection here, no provocation. Merely the bittersweet realization that a film can have everything — scope, complexity, mastery — and still fail to resonate within me. That a film can fascinate without moving. That refinement can become a kind of armor. And that art, when it seeks to say everything, may end up transmitting nothing irreducible. Farewell My Concubine lacks nothing. And yet.
]]>On pourrait croire que Lilo & Stitch, dans sa nouvelle mue, se contente d’actualiser un classique, de transposer le dessin dans la chair, le mouvement stylisé dans la pesanteur du réel. Mais il faut être plus attentif, plus méfiant aussi : ce que Disney nomme adaptation n’est jamais une relecture, c’est une translation, un glissement de surface. On remplace l’animation par de la matière, du muscle, de la peau, des paysages numérisés. Rien ne se repense : tout se rehausse d’un vernis mimétique. Et ce age du trait à la texture, loin d’ouvrir un nouvel imaginaire, agit comme une saturation.
L’image, lestée par le réalisme, perd cette légèreté propre à l’animation. Ce qui était gracile devient frontal. Ce qui était schématique devient surligné. Et ce age n’est pas neutre. Il révèle une mutation dans notre rapport à l’image, à l’enfance, à la fiction elle-même. On ne croit plus au pouvoir de l’abstraction. On veut de la chair, des textures, du grain de peau. Mais cette chair est vide. Ce réalisme est sans réalité.
Et c’est là que le malaise affleure. Non pas dans le pathos lui-même (ça Disney le cultive depuis des décennies) mais dans sa formulation contemporaine, hypertrophiée, comme si l’enfance ne pouvait plus être représentée qu’à travers une dramaturgie saturée. La moindre larme doit justifier sa présence. L’émotion devient une grammaire, une obligation contractuelle. Et pourtant, au détour d’un regard, d’une scène de rien, ça marche !
Stitch, lui, n’est plus tout à fait un personnage : il est devenu une icône hybride, une créature de synthèse qui regarde autant vers Gollum que vers E.T., un amas de textures numériques qui parvient pourtant à faire naître l'émotion. Il est l’autre, le rejeté, mais aussi l’enfant qui hurle en nous. Lilo le reconnaît parce qu’elle est comme lui. Ensemble, ils rejouent un vieux mythe : celui de la rencontre entre l’humain et l’inclassable, entre deux personnages qui ont autant besoin de l'un que de l'autre.
Ce que le film réussit, surtout, c’est à ne pas trahir la force de l’"ohana". Loin de l’appropriation touristique ou des décors de carte postale, le film effleure, parfois maladroitement, souvent sincèrement, la complexité du territoire. Le monstre n’est pas celui qu’on croit. Stitch, dans sa fureur, incarne moins la sauvagerie que la peur qu’elle suscite. Il devient le symptôme d’un regard blanc, civilisateur, qui cherche à domestiquer ce qu’il lui est extérieur. Mais ce que Lilo lui oppose, ce n’est pas la haine : c’est la chaleur, le lien, l’accueil. La politique de la main tendue.
Et c’est peut-être ici que réside la réussite du film. Non pas dans sa mise en scène, souvent lisse, parfois télévisuelle, ni dans sa direction artistique. Mais dans cette vibration au fond de la trame : celle de l’amour comme résistance, celle d’un refus de l’abandon. Il y a, dans le regard que porte la caméra sur Lilo, une pudeur. Elle n’est jamais héroïne, encore moins modèle. Elle est une enfant en deuil, une enfant en rage, une enfant qui attend qu’on la considère.
Alors oui, tout n’est pas réussi. Certaines scènes pèsent. D’autres étirent le matériau original jusqu’à le déformer. Il y a des lenteurs inutiles, des dialogues explicatifs, des effets qui cherchent l’émotion. Mais malgré ces maladresses, malgré ce trop-plein de surlignage, le film parvient à convoquer une vérité qui nous échappe souvent dans les adaptations.
En cela, Lilo & Stitch version 2025 n’est pas un simple remake. C’est un film du souvenir, un film qui se souvient de l'animation qu’il était. Et ces personnages, désormais, ont un corps. Un corps de pixels et de chair.
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One might think that Lilo & Stitch, in its latest incarnation, merely updates a classic — transposing hand-drawn charm into flesh, stylized motion into the weight of the real. But we should be more attentive, more suspicious even: what Disney calls adaptation is never reinterpretation — it is translation, a surface shift. Animation is replaced with matter: muscle, skin, digitized landscapes. Nothing is reimagined — everything is simply coated with a mimetic gloss. And this age from line to texture, far from opening new imaginative horizons, acts instead as a form of saturation.
The image, burdened by realism, loses the lightness unique to animation. What was graceful becomes blunt. What was schematic becomes overemphasized. And this shift is not neutral. It signals a mutation in our relationship to the image, to childhood, to fiction itself. We no longer believe in the power of abstraction. We want flesh, texture, skin grain. But this flesh is hollow. This realism has no reality.
And this is where discomfort surfaces. Not in the pathos itself (Disney has been cultivating that for decades), but in its contemporary, hypertrophied form — as if childhood could only now be represented through saturated drama. Every tear must justify its presence. Emotion becomes grammar, a contractual obligation. And yet, in a glance, in a throwaway moment, it works.
Stitch is no longer quite a character. He’s become a hybrid icon — a synthetic creature looking as much toward Gollum as to E.T., a bundle of digital textures that somehow still evokes emotion. He is the other, the outcast, but also the screaming child within us. Lilo recognizes him because she is like him. Together, they re-enact an old myth: the meeting between the human and the unclassifiable, between two beings who need each other equally.
What the film manages above all is not to betray the strength of ohana. Far from tourist appropriation or postcard backdrops, it brushes — sometimes clumsily, often sincerely — against the complexity of place. The monster is not who you think. Stitch, in his fury, embodies not savagery, but the fear it provokes. He becomes the symptom of a white, civilizing gaze seeking to tame what lies beyond its reach. But what Lilo offers in return isn’t hatred — it’s warmth, connection, welcome. The politics of the outstretched hand.
And perhaps this is where the film’s success lies. Not in its direction, which is often smooth, sometimes televisual, nor in its art design. But in a deeper vibration within its fabric: love as resistance, a refusal to let go. There is, in the way the camera sees Lilo, a kind of modesty. She is never a heroine, much less a role model. She is a child in mourning, a child in rage, a child waiting to be acknowledged.
Yes, not everything works. Some scenes drag. Others stretch the original material until it distorts. There are unnecessary slowdowns, explanatory dialogue, effects straining for emotion. But despite these missteps, despite the overemphasis, the film manages to summon a truth that often escapes adaptations.
In this sense, Lilo & Stitch (2025) is not just a remake. It’s a memory-film — a film that re the animation it once was. And now, these characters have bodies. Bodies made of pixels and flesh.
]]>Sinners, c’est un film qu’on écoute, qui se vit par les oreilles d’abord : le frottement des guitares, les soupirs du bois, les rapports et le blues dans une Amérique saturée de fantômes et de monstres.
On entre dans le film avec l’intuition d’une injustice, jamais réparée. Ce que Sinners raconte ensuite, c’est un pillage : celui d’une culture, d’un rythme, d’une douleur codée en gammes. Les vampires, ici, ne sont pas des figures gothiques exogènes. Ce sont des visages pâles, gantés de raffinement, qui sucent la substance noire. Il n’y a pas de cape juste un sourire poli et un contrat : "Donne-moi ton son, je te rends visible." La suprématie blanche ne mord pas : elle copie, elle archive, elle expose.
Le choix du huis clos n’est pas seulement un effet de style. Il est théologique. Le juke t devient haut lieu d’une résistance. L’enfermement spatial mime l’enfermement historique : l’Amérique noire tourne en rond dans son propre sanctuaire, à la fois refuge et nasse. Les murs suintent la mémoire. La musique, seule, parvient à trouer le présent, à faire surgir d’un solo déchiré tout un pan d’Histoire enfouie et peut-être future.
Mais Sinners ne cède jamais à la complaisance nostalgique. Il n’y a pas de pureté à retrouver, pas d’âge d’or. Le personnage de Sammie, jeune guitariste, incarne cette tension : il veut jouer, vivre, rêver, mais chaque note qu’il produit semble l’arracher un peu plus à lui-même. Car ici, l’art n’est jamais neutre. Jouer, c’est pactiser. C’est risquer de devenir le produit de ce qu’on cherchait à exorciser.
Ici, tout est séduisant, mais cette séduction est piégée. On pense à tous ces films qui contaminent les genres pour mieux déjouer les attentes. Ici aussi, le fantastique est un leurre, un détour nécessaire pour revenir à l’essentiel : la réalité politique d’un peuple que l’Amérique n’a cessé d’absorber sans jamais l’entendre.
Ce que Sinners accomplit de plus fort, peut-être, c’est de réussir à faire coexister le mythe et la matière, le cri et la théorie, la mémoire et la sensation. Le vampire n’est pas un effet : c’est une structure. Un mode de domination. Et c’est là aussi que réside toute l’amertume du film : dans ce soupçon que rien n’a changé. Que les formes évoluent mais que la faim demeure. Que l’ogre est toujours là, plus poli, plus urbain, mais toujours affamé.
Alors, oui, Sinners est un film imparfait, peut-être trop dense, trop éclaté, trop chorale, avec quelques raccourcis scénaristiques, mais il faut apprendre à aimer ses dispersions comme on aime un solo qui cherche à dire ce qu’aucun mot ne peut formuler. C’est un film qui ne se résout pas. Et c’est tant mieux. Parce que la blessure qu’il porte ne se referme pas. Parce que certains récits n’ont pas de fin.
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Sinners is a film you listen to — one that lives through the ears first: the scrape of guitar strings, the sighs of wood, the friction and the blues of an America saturated with ghosts and monsters.
You enter the film with the sense of an old injustice, never repaired. What Sinners unfolds is a plundering — of a culture, a rhythm, a pain encoded in scales. The vampires here are not foreign, gothic figures. They wear pale faces and refined gloves, feeding off Black substance. No cape, just a polished smile and a contract: "Give me your sound, I’ll make you visible." White supremacy doesn’t bite — it copies, it archives, it puts on display.
The choice of a closed setting isn’t just stylistic. It’s theological. The juke t becomes a sanctuary of resistance. Spatial confinement mirrors historical entrapment: Black America turning in circles within its own sanctum, both shelter and snare. The walls sweat memory. Only music breaks through the present — tearing a hole with a solo, letting a buried, and maybe future, history rise up.
But Sinners never lapses into nostalgic indulgence. There is no purity to reclaim, no golden age. Sammie, the young guitarist, embodies this tension: he wants to play, to live, to dream, but every note he draws seems to pull him further from himself. Here, art is never neutral. To play is to strike a bargain. To risk becoming the product of what one was trying to exorcise.
Everything here is seductive, but the seduction is rigged. It recalls all those films that contaminate genre to subvert expectation. Here too, the fantastic is a decoy — a necessary detour that brings us back to the essential: the political reality of a people America has always absorbed, never heard.
What Sinners achieves most powerfully, perhaps, is the coexistence of myth and matter, of scream and theory, of memory and sensation. The vampire is not an effect — it’s a structure. A system of domination. And that’s where the film’s bitterness lies: in the lingering suspicion that nothing has changed. That the forms evolve, but the hunger remains. That the ogre is still there — more polite, more urbane — but just as ravenous.
Yes, Sinners is imperfect — too dense, too fragmented, too polyphonic, with some narrative shortcuts. But you learn to love its dispersions the way you love a solo that reaches for something no word can say. It’s a film that doesn’t resolve. And that’s for the best. Because the wound it carries won’t close. Because some stories have no end.
]]>Il faut voir Fahrenheit 9/11 non comme un documentaire, mais comme un cri. Un cri mis en scène, modulé jusqu’à se confondre avec le slogan. Un cri qui veut faire mouche, faire masse, faire feu. Michael Moore, au sommet de sa notoriété, se veut à la fois témoin, procureur, victime et tribun. Mais dans cette volonté d’embrasser tous les rôles, il échoue peut-être à laisser la place à ce qui fait le cœur même du cinéma : l’ambiguïté du réel.
Dès les premières secondes, tout est là : la bande-son cinglante, les images d’archives souriantes puis funèbres, le visage de Bush figé dans un mutisme hébété alors qu'on lui apprend que l’Amérique vient d’être frappée. Tout est dans la mise en regard. Le film ne construit pas un discours : il enchaîne les électrochocs. C’est du collage politique, un mash-up de sarcasmes. Ce que cherche Moore, ce n’est pas tant à penser que faire vaciller. Et dans cette volonté de sidérer, il ne recule devant rien : musique ironique pour souligner le ridicule, ralentis pour alourdir le tragique, juxtapositions douteuses pour amplifier l’absurde.
Mais on sent, déjà, un décalage. Là où Marker introduisait dans ses images une voix vacillante, interrogative, Moore impose la sienne comme un mur. Sa voix-off ne commente pas : elle corrige. Elle ne doute jamais. Elle occupe l’espace sonore comme un discours officiel inversé, une propagande de contre-propagande. Et ce renversement, s’il a ses vertus, en a aussi les limites.
Le paradoxe, peut-être cruel, c’est que Fahrenheit 9/11 veut remettre en question les narrations dominantes mais le fait en recréant une narration unitaire. Or la politique du cinéma, ce n’est pas tant l’alignement d’arguments que l’art d’ouvrir des gouffres. Ici, tout est déjà comblé. Le spectateur est guidé, presque dressé à l’indignation. Les pauvres sont bons, les riches sont mauvais, les soldats sont perdus, les dirigeants cyniques, et nous, public de gauche bien-pensant, nous avons raison de pleurer, de rire, d’avoir honte.
Mais qu’y a-t-il à voir, au fond, derrière ce dispositif ? Une colère légitime, oui. Des injustices bien réelles. Une guerre absurde, brutale, menée au nom du mensonge. Mais cette colère, Moore ne la donne pas à penser : il l’istre comme une dose de vérité.
Il y a pourtant des moments, rares, où le film s’ouvre. Cette séquence, fameuse, où Moore laisse l’écran noir pendant qu’on entend les sons du 11 septembre. Là, un frisson e. L’image se retire, le son devient matière première, l’imaginaire se met à vibrer. On n’est plus dans l’injonction. De même, certaines archives, laissées sans commentaire, font plus pour la pensée que dix minutes de montage illustratif. Mais ces moments sont vite étouffés, rattrapés par le besoin de frapper encore.
On peut l’aimer, ce film. Pour sa hargne, pour son courage, pour son refus de la tiédeur. Mais on peut aussi lui en vouloir. Pour sa paresse dialectique, pour sa mise en scène de la conviction plus que de la pensée, pour sa croyance naïve en l’impact émotionnel comme déclencheur politique. Moore n’interroge jamais ce qu’il fait subir au spectateur : il le prend par la main, l’embrigade dans une colère commune, sans jamais lui dire qu’il pourrait, peut-être, penser autrement.
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Fahrenheit 9/11 should not be seen as a documentary, but as a cry. A cry staged, modulated, until it becomes indistinguishable from a slogan. A cry meant to strike, to rally, to ignite. At the height of his notoriety, Michael Moore casts himself as witness, prosecutor, victim, and orator. But in trying to occupy all roles at once, he perhaps forgets to leave room for what lies at the heart of cinema: the ambiguity of reality.
From the opening seconds, the method is laid bare: scathing soundtrack, archival footage that oscillates between cheerful and funereal, Bush’s vacant stare upon hearing that America has been struck. Everything hinges on juxtaposition. The film doesn’t build an argument—it hurls a barrage of shock cuts. It’s political collage, a mash-up of sarcasm. Moore doesn’t so much aim to make us think as to make us reel. In his quest to stun, he spares nothing: ironic music to underline absurdity, slow-motion to inflate tragedy, dubious editing to exaggerate contrast.
But already, a dissonance creeps in. Where Marker introduced a trembling, questioning voice into his images, Moore asserts his like a wall. His voiceover doesn’t comment—it corrects. It never hesitates. It occupies the soundscape as an inverted official narrative, a propaganda of counter-propaganda. And that reversal, while potent, bears its own limitations.
The paradox, perhaps a cruel one, is that Fahrenheit 9/11 seeks to dismantle dominant narratives but ends up reconstructing a unified one. Yet the politics of cinema is not about lining up arguments—it’s about opening abysses. Here, everything is filled in advance. The viewer is guided, almost trained in indignation. The poor are noble, the rich are corrupt, the soldiers are lost, the leaders cynical—and we, the well-meaning left-leaning audience, are right to weep, to laugh, to feel ashamed.
But what, really, is there to see behind this apparatus? A legitimate anger, yes. Real injustices. A brutal, senseless war waged on lies. But Moore doesn’t invite us to think that anger—he isters it like a dose of truth.
And yet, there are moments—rare—when the film breathes. That famous sequence where the screen goes black as we hear the sounds of September 11. There, a shiver es. The image recedes, sound becomes raw material, imagination begins to stir. We are no longer being ordered to feel. Likewise, some archival clips left uncommented do more to provoke thought than ten minutes of editorial montage. But such moments are quickly smothered, reabsorbed by the urge to strike again.
It’s possible to ire this film—for its rage, for its courage, for its refusal of lukewarmness. But one can also fault it—for its dialectical laziness, for staging conviction more than thought, for its naïve faith in emotional impact as a political catalyst. Moore never questions what he imposes on the viewer: he takes us by the hand, conscripts us into shared outrage, without ever suggesting that we might, perhaps, think otherwise.
]]>Oncle Boonmee s’ouvre comme un rêve déjà entamé et le restera tout du long. Car ici, le film d’Apichatpong Weerasethakul n’appartient ni au temps ni au récit.
C’est un cinéma sans urgence, sans nœud, sans crête. Une pellicule de sensations posée sur la peau du monde. Ce qui se joue ici n’est pas la remémoration d’un é mais la coexistence de toutes ses strates : les morts, les mythes, les bêtes, les hontes. Le titre est déjà une trahison : Boonmee ne « se souvient » pas, il est traversé. Les vies antérieures ne sont pas des récits à dérouler, ils contaminent le présent.
Dès les premières minutes, le film déjoue les mécanismes d’identification. Le spectateur croit s’installer dans une fable animiste mais la narration se dérobe. Le réel lui-même devient suspect. À table, une femme morte revient s’asseoir. Un fils, perdu depuis des années, réapparaît sous forme de singe-loup aux yeux rouges. Rien n’étonne, tout est accepté. L’étrange est incorporé. Comme si la mort n’était pas une rupture mais une translation d’état.
Ce qui se déroule alors, ce n’est pas une intrigue mais une dérive. Boonmee, condamné par ses reins, s’enfonce lentement dans la forêt, vers la grotte de sa naissance ou de sa mort.
Ce n’est pas un film sur les souvenirs, c’est un film qui se souvient à notre place, malgré nous. Il ne nous raconte pas les vies de Boonmee, il nous en laisse ressentir les frissons. Ici, le mythe ne sert pas à expliquer, Il enveloppe. Il hante. Le cinéma de Weerasethakul est un cinéma où la peur elle-même est rendue inutile, impensable, presque vulgaire. Tout est calme, tout est inquiétant.
Mais ce calme est une illusion. Ou plutôt une ruse. Sous la surface du film, une douleur circule, sourde, politique, irrésolue. Boonmee n’est pas qu’un mourant. Il est aussi un ancien militaire, un homme qui a « fait ce qu’il fallait », qui a tué, nettoyé, pour l’ordre. Le film ne l’accuse pas. Il le laisse dire. Il laisse ses fautes suinter dans la jungle. Les spectres qui apparaissent ne sont pas que les morts d’une famille : ce sont les refoulés d’une histoire nationale. Les corps oubliés des révoltes écrasées. Les silhouettes dissoutes du communisme rural. Le film ne prend pas position, il rend visible une mémoire que l’histoire officielle préfère effacer.
Alors, la lenteur ici n’est pas esthétisante, elle est vitale. C’est une lenteur de la plante, de la racine, de la mémoire souterraine. Regarder Oncle Boonmee, c’est apprendre à voir autrement. À attendre, à écouter, à oublier ce que l’on croit savoir du cinéma. C’est un cinéma de l’écoute élargie, du regard sans objet.
Et c’est en cela que le film est grand. Parce qu’il déplace notre seuil de perception. Parce qu’il nous sort de nous-mêmes sans violence. Parce qu’il refuse l’anthropocentrisme, l’idée même que l’homme serait le centre du monde. Il nous relie aux bêtes, aux morts, aux esprits, aux ombres. Il n’y a plus de hiérarchie.
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Uncle Boonmee opens like a dream already underway—and remains that way throughout. Apichatpong Weerasethakul’s film does not belong to time or to narrative.
This is a cinema without urgency, without knots, without climaxes. A filmstrip of sensations laid gently across the skin of the world. What unfolds here is not a recollection of the past, but the coexistence of all its layers: the dead, the myths, the animals, the shames. The title is already misleading: Boonmee doesn’t “”—he is haunted. Past lives aren’t stories to be recounted, they seep into the present.
From its first minutes, the film resists identification. The viewer believes they’ve entered an animist fable, but the narrative dissolves. Reality itself becomes suspect. At the dinner table, a dead woman returns to sit down. A son, gone for years, reappears in the form of a red-eyed ape. Nothing surprises. Everything is accepted. The strange is absorbed. As if death were not rupture but transformation.
What unfolds is not a plot, but a drift. Boonmee, condemned by his kidneys, sinks slowly into the forest—toward the cave of his birth or of his death.
This is not a film about memory, but a film that re for us, despite us. It doesn’t recount Boonmee’s lives—it lets us feel their tremors. Myth here does not explain; it envelops. It haunts. Weerasethakul’s cinema is one in which even fear becomes unnecessary, unthinkable, almost vulgar. All is calm. All is unsettling.
But this calm is a ruse. Beneath the film’s surface, pain pulses—mute, political, unresolved. Boonmee is not just a dying man. He is also a former soldier, someone who “did what had to be done,” who killed, cleansed, for order. The film does not accuse him. It lets him speak. It lets his guilt seep into the jungle. The ghosts that appear are not just family—they are the repressed of a national history. The forgotten corpses of crushed uprisings. The faded silhouettes of rural communism. The film doesn’t take a stance; it makes visible a memory official history prefers to erase.
So here, slowness is not aesthetic affectation—it is vital. It is the slowness of plants, of roots, of subterranean memory. Watching Uncle Boonmee is learning to see differently. To wait. To listen. To unlearn what we think cinema is. It’s a cinema of widened attention, of gazes without objects.
And in that lies its greatness. Because it shifts our perceptual threshold. Because it leads us out of ourselves, gently. Because it refuses anthropocentrism—the idea that man is the center of the world. It reconnects us with beasts, with ghosts, with spirits, with shadows. There is no longer any hierarchy.
]]>Il faudrait peut-être commencer par là : dans Elephant, rien ne pèse, rien ne force. La caméra glisse sur une scène qui n’a pas encore révélé son drame. Gus Van Sant filme les couloirs d’un lycée américain avec ses corps adolescents qui y flottent, la caméra les suit en silence, sans intention apparente, sans désir de signifier.
Tout commence comme une marche. C’est une ligne droite, puis une courbe, puis une autre. Des travellings arrière, des pas dans un couloir, une sonnerie au loin. On pourrait croire à une routine, à une indifférence, à un film adolescent comme il en existe des centaines. Mais très vite, une étrangeté s’installe, presque imperceptible. Quelque chose dérange, mais on ne saurait dire quoi.
Cette posture, cette retenue, c’est là qu’elle commence à déranger. Car Van Sant ne filme pas pour expliquer. Il ne cherche pas à faire œuvre de mémoire ni de pédagogie. Il refuse l’hystérie, le pathos, la rédemption. Alors on suit simplement des adolescents non pour les comprendre, mais pour les voir marcher, parler, ne pas parler.
Ce choix de mise à distance, ce refus de la psychologie, constitue à la fois le cœur esthétique du film et sa provocation morale. Car le spectateur, lui, attend. Il sait ce qui va venir ou croit le savoir. Il cherche à interpréter. Il veut des signes, des causes, une trajectoire. Mais Elephant n’offre rien de tout cela. Il brise la promesse du récit. Chaque personnage est introduit, filmé longuement, puis laissé là. Pas d’arc narratif.
La structure du film, fragmentée, circulaire, renforce ce sentiment de fatalité. Les scènes se répètent selon des points de vue légèrement différents, les temporalités s’enchevêtrent pour souligner l’opacité, la redondance, l’usure du sens.
Et puis vient le basculement. Van Sant filme le age à l’acte avec la même sécheresse, la même planéité que les scènes précédentes. Pas de rupture formelle. Pas de sursaut musical. Pas de changement de rythme. Le mal n’est pas souligné. Il est.. On est saisi, non par la violence elle-même, mais par sa neutralité. Le sang coule comme un détail. La caméra ne panique pas. Elle continue de suivre, de flotter. Comme si elle disait : même cela, je ne le commenterai pas.
C’est ici que le film devient inable au sens fort. Il ne e plus les discours. Il renvoie chacun à son propre silence. Il ne s’adresse pas à l’intellect, mais à la zone trouble où l’on ne sait plus si l’on doit regarder ou détourner les yeux.
Il y a un moment dans le film, minuscule, où un adolescent photographie un arbre, la tête penchée. Rien ne se e. C’est ce moment que je retiens. Ce rien. Ce geste sans poids. Ce fragment de monde regardé pour lui-même, hors récit, hors drame. C’est là que réside, peut-être, la douleur du film : dans l’impossibilité de faire entrer le réel dans une forme qui le contienne.
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Perhaps it’s best to begin here: in Elephant, nothing weighs, nothing presses. The camera glides through a scene that has not yet revealed its drama. Gus Van Sant films the hallways of an American high school, its adolescent bodies drifting within them. The camera follows in silence, with no apparent intention, no desire to signify.
It all begins like a walk. A straight line, then a curve, then another. Reverse tracking shots, footsteps in a corridor, a distant bell. One might think it routine, indifferent — a teenage film like so many others. But soon, something shifts. An oddness settles in, almost imperceptibly. Something disturbs, though we can’t quite say what.
This stance, this restraint — this is where it begins to disturb. For Van Sant does not film to explain. He isn’t building a work of memory or pedagogy. He rejects hysteria, pathos, redemption. So we simply follow these teenagers, not to understand them, but to watch them walk, speak, not speak.
This choice of distance, this refusal of psychology, is both the film’s aesthetic core and its moral provocation. Because the viewer waits. They know — or think they know — what’s coming. They search for clues, causes, a trajectory. But Elephant offers none of that. It breaks the contract of narrative. Each character is introduced, filmed at length, then left behind. No narrative arc.
The film’s structure — fragmented, circular — deepens this feeling of fatality. Scenes repeat from slightly shifted points of view. Timelines fold into each other, underlining opacity, redundancy, the erosion of meaning.
And then comes the shift. Van Sant films the act itself with the same dryness, the same flatness as everything before. No formal rupture. No surge in music. No change in rhythm. Evil is not underlined. It is. We are struck not by the violence itself, but by its neutrality. The blood flows as detail. The camera does not flinch. It keeps following, floating. As if to say: even this, I will not comment on.
This is where the film becomes unbearable in the truest sense. It no longer bears interpretation. It returns each of us to our own silence. It does not address the intellect, but that murky zone where we no longer know whether to look or to turn away.
There is a moment in the film, tiny, where a teenager photographs a tree, head tilted. Nothing happens. That’s the moment I hold onto. That nothing. That weightless gesture. That fragment of world seen for itself, outside narrative, outside drama. That, perhaps, is where the film’s ache lies: in the impossibility of fitting the real into a form that could contain it.
]]>Il faut du temps pour entrer dans Le Goût de la cerise. Non pas du temps dans le sens d’un effort (encore que) mais du temps comme si le film creusait, plan après plan, un interstice dans le rythme. Il faut se laisser désorienter, accepter que le cinéma ne soit plus affaire de drame, de progression, mais plutôt de dérive.
Tout commence dans une voiture. Une voiture beige, poussiéreuse, qui tourne en rond, grimpe les collines des abords de Téhéran, traverse des paysages déserts et les rues de la ville. À son bord, un homme dont on saura peu de choses. Monsieur Badii. Il cherche quelqu’un, dit-il, pour un travail simple, bien payé : venir à un endroit précis, au lever du jour, et le sortir d’un trou… s’il est encore vivant. Sinon, le recouvrir de terre. Rien de plus. Il ne supplie pas, il ne s’explique pas. Il demande. Poliment. Et cette demande devient l’unique ligne de tension du film.
Kiarostami ne fait rien pour nous séduire, et c’est là que le film commence à travailler, lentement, obstinément. Il n’y a pas de psychologie. Pas de flashback. Aucune explication. Les raisons de Badii nous sont refusées. C’est que Le Goût de la cerise ne veut pas transformer le désespoir en scénario. Ce silence autour du “pourquoi” est un acte éthique, presque politique : ne pas réduire l’homme à ses motifs, ne pas l’enfermer dans une causalité qui viendrait faire écran à l’énigme de son être.
Trois agers, trois reflets possibles, trois résistances. Un soldat, jeune, effrayé. Un séminariste, pieux, mais impuissant à comprendre. Et enfin, un vieil ouvrier kurde, qui introduit une dissonance tendre, presque un poème de vie. Lui aussi, dit-il, a songé à mourir. Il avait même grimpé jusqu’au mûrier. Et puis, en redescendant, il a cueilli une cerise. Elle était bonne. Douce, inattendue. Et cela a suffi. Pour ce jour-là. Pour un moment. La cerise, alors, n’est plus une simple anecdote : elle devient ce point minuscule autour duquel tourne tout le film.
Il ne faut pas y voir une morale, ni une leçon de sagesse. Kiarostami ne cherche pas à opposer une force au désespoir, sinon le frémissement d’une sensation. Une douceur au creux de l’amertume.
Et puis, le film s’éteint. La nuit est tombée. Badii est allongé dans son trou. Des sons montent, le vent, un chien, des éclairs. L’image devient granuleuse. Et soudain, bascule. Le grain pellicule cède au grain vidéo. Plus rien n’est fiction. Des soldats répètent un texte, des techniciens rient, une caméra filme, enregistre. On voit Kiarostami lui-même, hors champ, faire signe. Le film se déplie, se retire, nous laisse avec cette question impossible : a-t-il sauté ? a-t-il survécu ? ou mieux : la réponse a-t-elle un sens ?
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It takes time to enter Taste of Cherry. Not time in the sense of effort (although perhaps that too), but time as if the film were carving, shot after shot, an opening in the rhythm. One must let go of bearings, accept that cinema is no longer a matter of drama, of progression, but rather of drift.
It all begins in a car. A beige, dusty car, circling endlessly, climbing the hills on the outskirts of Tehran, crossing empty landscapes and city streets. Inside, a man we’ll learn very little about. Mr. Badii. He’s looking for someone, he says, for a simple job, well paid: to come to a specific place at dawn and pull him out of a hole… if he’s still alive. If not, to cover him with dirt. Nothing more. He doesn’t plead, he doesn’t explain. He asks. Politely. And that request becomes the film’s only line of tension.
Kiarostami makes no attempt to seduce us — and that’s precisely where the film begins its work, slowly, stubbornly. There’s no psychology. No flashbacks. No explanation. Badii’s reasons are withheld from us. Because Taste of Cherry refuses to turn despair into plot. That silence around the “why” is an ethical gesture, almost political: a refusal to reduce a man to his motives, to confine him within a causality that would obscure the mystery of his being.
Three engers, three possible reflections, three resistances. A soldier — young, frightened. A seminary student — devout, yet incapable of understanding. And finally, an old Kurdish laborer, who introduces a tender dissonance, almost a poem of life. He too, he says, once thought of dying. He had even climbed up into the mulberry tree. And then, coming down, he picked a cherry. It was good. Sweet, unexpected. And that was enough. For that day. For that moment. The cherry, then, is no longer a simple anecdote: it becomes the infinitesimal point around which the entire film turns.
But this is no fable, no lesson in wisdom. Kiarostami doesn’t oppose despair with some greater force — only with the tremor of a sensation. A sweetness nestled in bitterness.
And then, the film goes dark. Night falls. Badii lies in his hole. Sounds rise — the wind, a dog, distant flashes. The image turns grainy. And suddenly, it shifts. The film stock gives way to video grain. Nothing is fiction anymore. Soldiers rehearse a scene, technicians laugh, a camera films, records. We glimpse Kiarostami himself, offscreen, giving a signal. The film unfolds, retracts, leaves us with an impossible question: did he jump? did he survive? or better still — does the answer even matter?
]]>On croit d’abord qu’il s’agit d’un film sur l’Irlande, sur les remous de l’Histoire, sur les trahisons, les fiertés, les balles dans le noir. Mais Le Vent se lève n’est pas un film sur l’histoire, c’est un film par où l’histoire e, et qui en garde les traces, les blessures et les incohérences. Il faut regarder Le Vent se lève non comme une reconstitution mais comme une déflagration lente qui consume les visages, les liens, les croyances. Loach, ici, ne filme pas des héros mais des hommes. Et ces hommes sont divisés. Non entre le bien et le mal, mais entre deux fidélités : celle à l’autre et celle à l’idéal.
La caméra ne s’élève jamais. Il n’y a pas de surplomb, jamais de surplomb chez Loach. Il ne cadre pas la lutte : il l’habite. L’idéologie ici n’est pas un discours, c’est une fatigue sur les épaules, une ombre sur le visage. Le traité qui divise Damien et Teddy n’est pas une péripétie politique : c’est une scission. Ce n’est pas une question de parti, c’est une question de foi. Deux manières de croire à l’avenir s’opposent, et leur conflit rouvre une plaie plus ancienne que l’Irlande elle-même : celle du pouvoir qui corrompt, de la loyauté qui trahit, de l’amour fraternel qui ne résiste pas à l’épreuve du réel.
Et l’on sent, dans chaque scène, cette tension entre ce qui doit être dit et ce qui ne peut plus l’être. Loach filme l’indépendance comme une défaite, la révolution comme un sacrifice inutile. Le peuple, ici, ne triomphe pas : il saigne, il enterre ses morts, il se divise. La victoire est abstraite. Ce qui reste, c’est l’enfant orphelin, c’est la vieille femme qui pleure, c’est la communauté disloquée.
Alors oui, on pourrait dire que Le Vent se lève est un film sur la violence. Mais ce serait trop facile. Car la violence, ici, ne se donne pas en spectacle : elle se vit. Elle est dans le corps, dans la bouche qui dit la sentence, dans le regard de celui qui la reçoit. Lorsqu’un jeune traître est exécuté par ses propres camarades, le plan est atroce. Presque vide. La terre est mouillée. Le ciel bas. Le geste maladroit. Et l’on comprend que cette révolution ne sera pas glorieuse. Elle sera sale, confuse, ambivalente. Et c’est précisément cela que Loach filme : non la pureté, mais le prix. Le coût humain, moral, intime, de chaque acte prétendument nécessaire.
Et si l’on voulait trouver une morale, une ligne, un message, il faudrait peut-être l’écarter. Car Le Vent se lève interroge surtout. Il y a quelque chose d’âprement dialectique dans cette manière de ref les raccourcis : Damien n’est pas un martyr, Teddy n’est pas un traître. Chacun a ses raisons, chacune intenable. Et c’est précisément parce qu’il n’y a pas de réponse que le film est grand. Parce qu’il ne choisit pas pour nous. Parce qu’il ne referme rien.
Alors, face à ce film, on ne sait plus très bien quoi défendre. On sait seulement que quelque chose s’est effondré. Quelque chose auquel on croyait, peut-être. La fraternité. L’idée même qu’un peuple puisse parler d’une seule voix. Ce qui reste, ce sont les voix dissonantes, les adieux sans réconciliation, les regards mouillés de ceux qui n’auront pas su aimer autrement que dans l’opposition.
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At first, one might think it’s a film about Ireland — about the turmoil of history, betrayals, pride, bullets in the dark. But The Wind That Shakes the Barley is not a film about history. It is a film through which history es, leaving behind its scars, its wounds, and its contradictions. One must not watch this film as a reconstruction, but as a slow detonation that burns through faces, relationships, beliefs. Loach isn’t filming heroes here — he films men. And these men are divided. Not between good and evil, but between two fidelities: to each other, and to an ideal.
The camera never rises. There’s no aerial view, never any God’s eye in Loach’s cinema. He doesn’t frame the struggle — he inhabits it. Ideology here isn’t a speech, it’s a weight on the shoulders, a shadow cast over the face. The treaty that divides Damien and Teddy isn’t a political subplot — it’s a fracture. It’s not a question of party; it’s a question of faith. Two visions of the future collide, reopening a wound older than Ireland itself: the wound of power that corrupts, of loyalty that betrays, of fraternal love that cannot withstand the test of reality.
And in every scene, one feels this tension between what must be said and what can no longer be spoken. Loach films independence as defeat, revolution as a useless sacrifice. The people do not triumph here — they bleed, they bury their dead, they turn against each other. Victory is an abstraction. What remains is the orphaned child, the old woman in tears, the broken community.
So yes, one might say that The Wind That Shakes the Barley is a film about violence. But that would be too easy. Because the violence here is not put on display — it is endured. It is in the body, in the mouth that delivers the sentence, in the eyes of the one who receives it. When a young traitor is executed by his own comrades, the shot is harrowing. Almost empty. The earth is wet. The sky low. The gesture clumsy. And we understand that this revolution will not be glorious. It will be dirty, confused, ambivalent. And that is precisely what Loach captures: not purity, but the cost. The human, moral, intimate cost of every so-called necessary act.
And if one were to search for a moral, a clear line, a message, it would be better to set that impulse aside. Because The Wind That Shakes the Barley questions more than it affirms. There is something harshly dialectical in its refusal of shortcuts: Damien is not a martyr, Teddy is not a traitor. Each has his reasons, each untenable. And it is precisely because there is no answer that the film becomes great. Because it doesn’t choose for us. Because it closes nothing.
And so, in front of this film, one no longer knows quite what to defend. One only knows that something has collapsed. Something we may have once believed in. Brotherhood, perhaps. The very idea that a people might speak with a single voice. What remains are dissonant voices, farewells without reconciliation, tearful eyes of those who knew no other way to love than through opposition.
]]>Il y a dans All That Jazz une œuvre qui suinte la lucidité jusqu’à l’écœurement. Ici, Bob Fosse s’autopsie. Et pas dans un geste discret, allusif, pudique. Non. Il y va avec le spot dans les yeux, les paillettes au coin des lèvres, le regard dans le vide et la musique dans les artères.
All That Jazz est un film d’éclat. Alors la caméra n’a pas le temps de s’attarder : elle coupe, elle fracture, elle relance. C’est le montage lui-même qui a des palpitations. Chaque scène est une relance.
Il faut dire que Fosse ne cherche pas à nous émouvoir : il nous expose. Et dans cette exposition, il nous rejette un peu. Joe Gideon, double à peine masqué de Fosse, n’est pas un personnage tragique : il est une énigme cynique, un salaud conscient, un homme qui transforme sa propre déréliction en numéro de cabaret. Et cela peut devenir lassant.
On pourrait croire à une confession. Mais All That Jazz est trop écrit, trop chorégraphié, trop parfait pour être une vraie défaillance. Tout y est cadré, habillé, magnifié. Même l’effondrement est mis en scène, mis en lumière, recouvert de velours rouge. Il y a là une forme d’auto-mise à mort spectaculaire qui flirte parfois avec le mauvais goût sublime.
Le film est saturé. Saturé de musique, de sueur, de mots, de névroses. Il ne laisse pas de vide. Il n’y a pas un plan qui respire. C’est un cinéma de l’étouffement, de l’inconfort chic. L’émotion est souvent court-circuitée par le style. On ire, oui, mais d’un regard sec.
Et pourtant, difficile de ne pas être saisi par certains moments de grâce : la mort qui danse en robe blanche, la répétition qui devient confession, la main qui tremble sur la poignée de pilules. Il y a là un théâtre du corps qui flanche, un spectacle du moi qui craque mais dans une scénographie si réfléchie qu’on doute toujours de la sincérité du cri. Le “Bye Bye Life” final n’est pas un adieu : c’est un rappel. Une sortie en scène. Une manière de dire que même la mort, il faudra la jouer.
Ce film est une œuvre-miroir, où l’auteur se regarde crever avec le sourire du clown triste. Et cela peut fasciner, autant que cela peut exaspérer. Tout y est trop. Trop beau, trop contrôlé, trop brillant pour ne pas susciter un doute.
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All That Jazz is a work that oozes lucidity to the point of nausea. Here, Bob Fosse performs his own autopsy. And not in a discreet, allusive, modest gesture. No. He does it with a spotlight in his eyes, glitter at the corners of his lips, a vacant stare, and music pulsing through his arteries.
All That Jazz is a film of flare. The camera has no time to linger — it cuts, it fractures, it thrusts forward. Even the editing has palpitations. Every scene is a restart.
Because Fosse isn’t trying to move us — he exposes us. And in that exposure, he also pushes us away. Joe Gideon, Fosse’s barely veiled double, is not a tragic figure: he’s a cynical enigma, a self-aware bastard, a man turning his own collapse into a cabaret act. And that can grow wearying.
One might mistake this for a confession. But All That Jazz is too scripted, too choreographed, too immaculate to be a true breakdown. Everything is framed, dressed, glamorized. Even the collapse is staged, lit, wrapped in red velvet. There’s a kind of self-staged demise here — spectacular, almost to the point of sublime bad taste.
The film is saturated. Saturated with music, sweat, words, neuroses. It allows no space. There isn’t a single shot that breathes. This is cinema of suffocation, of chic discomfort. Emotion is often short-circuited by style. We ire — yes — but with dry eyes.
And yet, it’s hard not to be seized by certain moments of grace: death dancing in a white dress, a rehearsal turning into a confession, a trembling hand hovering over a fistful of pills. This is theatre of the faltering body, spectacle of a self cracking under pressure — but in a mise-en-scène so calculated, one always doubts the sincerity of the cry. The final “Bye Bye Life” isn’t a farewell — it’s an encore. A curtain call. A way of saying that even death, too, must be performed.
This film is a mirror-piece, where the author watches himself die with the smile of a sad clown. And that can mesmerize as much as it can exasperate. Everything here is too much. Too beautiful, too controlled, too brilliant not to raise suspicion.
]]>Dans Sous le soleil de Satan, rien ne semble tenir. Ni la caméra, qui flotte sans point de vue, ni les dialogues, qui tombent à plat comme des dogmes sans croyants. Les visages sont fermés, les personnages figés, comme s’ils jouaient à être là. Ici, Pialat ne filme pas des êtres, il juxtapose des scènes. Des scènes entamées mais jamais incarnées, des gestes amorcés puis dérobés.
Et bien sûr que ça rebute. On en sort comme vidé. Comme si le film, au lieu de parler, m’avait crié dessus sans articuler. Ce n’est pas du cinéma de la percussion, c’est du cinéma de la crispation. Ça ne frappe pas : ça pèse. Ça ne dérange pas : ça plombe.
Et puis il y a Donissan. Ou plutôt cette ombre d’homme que Depardieu est. Il est éteint. Une présence dépressive, plombée, une statue de souf déplacée de scène en scène. Il ne prie pas, il rumine. Il ne doute pas, il délire. Sa foi n’est pas une force : c’est une contamination. Et Pialat filme ce délire au premier degré. L’épisode du cheval ? Ni symbolique, ni terrifiant : juste absurde, long, presque grotesque.
Rien n’est donné : ni rythme, ni souffle, ni beauté. Même l’épure est refusée, car elle supposerait une intention. Ici, on dirait que chaque plan est filmé malgré lui. Comme si Pialat, dans son ascèse, refusait jusqu’au cinéma.
Il y a dans ce film une volonté d’épuisement, oui mais pas pour ouvrir, pour écraser. Un goût du supplice, sans contrepartie. Un cinéma qui ne croit plus en rien, mais qui continue à prêcher. Une austérité qui ne féconde rien, qui n’engendre que la lassitude.
Pialat ne me demande pas d’aimer, c’est entendu. Mais il ne propose rien non plus à la place. Pas même un regard.
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In Under the Sun of Satan, nothing seems to hold. Not the camera, which drifts without a point of view. Not the dialogue, which falls flat like dogma spoken without believers. Faces are shut, characters frozen, as if merely pretending to be present. Pialat doesn't film people — he strings together scenes. Scenes begun but never inhabited, gestures initiated then withdrawn.
And of course it repels. One comes out of it drained. As if the film, instead of speaking, had screamed at me without articulation. This isn't cinema that strikes — it's cinema that clenches. It doesn't unsettle — it burdens.
And then there's Donissan. Or rather, the shadow of a man Depardieu embodies. He is extinguished. A depressive presence, leaden, a statue of suffering shuffled from scene to scene. He doesn’t pray — he broods. He doesn’t doubt — he raves. His faith is not strength — it's contagion. And Pialat films that delirium straight-faced. The horse episode? Neither symbolic nor terrifying — just absurd, long, almost grotesque.
Nothing is granted: no rhythm, no breath, no beauty. Even austerity is denied, for it would imply intent. Here, it feels as if every shot is filmed against its own will. As if, in his asceticism, Pialat refused even cinema itself.
There is in this film a will to exhaust — but not to open anything, only to crush. A taste for torment without return. A cinema that no longer believes in anything, yet continues to preach. An austerity that fertilizes nothing — that yields only fatigue.
Pialat doesn’t ask to be loved — that much is clear. But he offers nothing in return. Not even a gaze.
]]>Orfeu Negro semble dire : "Voici le monde tel que je le rêve", mais qui, sous le vernis doré, trahit. Ce film, immense par sa musique et ses danses, est aussi une œuvre qui vacille, sous l’éblouissement d'un regard occidental. Non pas un regard malveillant, mais un regard amoureux et aveugle, trop amoureux pour voir clair.
Ici, le mythe d’Orphée y est plus qu’une trame : il est une clef, une manière d'être dans la réalité brésilienne sans vraiment y entrer. Tout est là : l’amour, la fuite, la mort.
Camus ne filme pas une tragédie sociale, il transforme la misère en mythe. Et ce faisant, il suspend le réel. Il le parfume. Il le stylise. Le bureau des objets perdus devient un vestibule des enfers, le tramway une barque de Charon, la samba une oraison funèbre.
Il y a une grâce dans les mouvements de ce film. La caméra semble ivre, tourbillonne avec la foule, caresse les couleurs. On sent la chaleur, l’éclat du jour, les rires qui se fracassent sur les tambours. Orfeu Negro est une chorégraphie fiévreuse où l’image se fait corps, où le cadre épouse la danse, où la musique ne vient pas surplomber mais irriguer la mise en scène. Ce n’est pas un film musical au sens traditionnel, c’est un film dansant.
Mais cette beauté est elle-même une forme de voile. Et plus elle fascine, plus elle interroge. Qu’est-ce que filme exactement Marcel Camus ? Un carnaval ou une idée de carnaval ? Une favela ou une peinture naïve de celle-ci ? Un peuple ou une chorale de silhouettes ? Il fait de la douleur un opéra, de la pauvreté une fresque lumineuse. Il transforme le Brésil en théâtre, mais c’est un théâtre vu depuis la loge du visiteur, du voyageur, du poète blanc ému.
Car derrière les plumes, les sourires, les balcons fleuris, il y a l’Histoire. Et cette Histoire, Orfeu Negro ne la convoque jamais pleinement. Elle est là, en creux, comme une menace qu’on préfère danser. Le film refuse la politique, lui substitue la beauté.
Et pourtant. Camus n’a pas voulu trahir, il a voulu célébrer. Mais célébrer, parfois, c’est aussi effacer. La samba qu’il enregistre devient esthétique, le cri se transforme en chant, la mort en chorégraphie. Mais l’on se surprend à être ému, à pleurer peut-être, sans savoir si l’on pleure Orphée ou ce cinéma d’après-guerre, encore convaincu que la beauté pouvait suffire.
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Black Orpheus seems to say: “Here is the world as I dream it” — and yet, beneath the golden sheen, something betrays that dream. This is a film immense in its music and its dances, yet also one that wavers, caught in the dazzlement of a Western gaze. Not a malicious gaze — but a loving one. Too loving to see clearly.
Here, the myth of Orpheus is more than a narrative frame — it’s a key, a way of existing around Brazilian reality without fully entering it. Everything is there: love, escape, death.
Camus does not film a social tragedy — he transforms poverty into myth. And in doing so, he suspends reality. He perfumes it. He stylizes it. The lost-and-found becomes a vestibule of the underworld, the tram a vessel of Charon, samba a funeral rite.
There is grace in the film’s movements. The camera seems drunk, whirling with the crowd, caressing the colors. You feel the heat, the glare of daylight, the laughter crashing against the drums. Black Orpheus is a fevered choreography, where image becomes body, where framing dances, where the music doesn’t accompany the scene — it animates it. This is not a musical in the traditional sense. It is a dancing film.
But that very beauty becomes a kind of veil. And the more it fascinates, the more it provokes. What exactly does Marcel Camus film? A carnival or an idea of carnival? A favela or a naive painting of one? A people or a chorus of silhouettes? He turns pain into opera, poverty into luminous fresco. He makes Brazil a theater — but a theater seen from the visitor’s box, the traveler’s seat, the tender gaze of a white poet.
Because behind the feathers, the smiles, the flowered balconies, there is history. And Black Orpheus never fully invokes it. It lingers in the background — like a threat one would rather dance away from. The film refuses politics, and in its place, installs beauty.
And yet. Camus did not intend to betray — he meant to celebrate. But celebration, sometimes, is also a form of erasure. The samba he records becomes aesthetic. The cry becomes song. Death becomes choreography. And still, one feels moved, perhaps even to tears — though it’s hard to say whether we weep for Orpheus, or for this postwar cinema, still convinced that beauty might be enough.
]]>On pourrait dire : Missing est un film froid, sous des allures de thriller mais pourtant tout y brûle. L’attente, le doute, le refus de croire, le sentiment d’abandon, puis cette certitude qui vous arrache à vous-même.
Il ne s’agit pas d’une enquête mais d’une nécropsie. Non pas celle d’un corps, mais d’une croyance : la croyance, tenace, tranquille, presque naïve, en la décence fondamentale des institutions. Tout part de là : un homme disparaît, un père arrive, et ce qu’il croyait solide (l’ambassade, le drapeau, la Constitution) se fissure à chaque "nous faisons tout notre possible".
Ce qui frappe d’abord, c’est le refus de la frontalité. Le film ne montre pas la violence : il la suggère, l’entoure, l’approche par cercles concentriques. Le vrai suspense n’est pas : "Où est Charles Horman ?" il est : "Jusqu’où iront-ils pour ne pas dire ce qu’ils savent ?" La tension ne vient pas de la menace, mais de l’absence : de corps, de réponses, de regard. Costa-Gavras installe un vide, et c’est ce vide qui oppresse.
Jack Lemmon, formidable de retenue, incarne ce basculement d’un Américain moyen, pieux, bourgeois, loyal dans la conscience d’une trahison ontologique. Ce n’est pas seulement un fils, un mari qui disparaît, c’est sa place dans le monde qui se dérobe.
Tout ce qui, dans un autre film, aurait été souligné, ici est murmuré, dissous, suspendu. La musique de Vangelis, planante, ne vient pas intensifier la douleur : elle l’éloigne, elle la rend étrange, flottante. Ce contrepoint participe d’un sentiment d’irréalité glaçante. Et c’est bien cela que filme Costa-Gavras : un monde qui continue, bureaucratique, poli, imible pendant que la vérité, elle, s’engloutit.
Il n’y a pas de moment de bascule spectaculaire, pas de révélation fracassante. Juste une fatigue croissante, un soupçon qui devient lucidité, une colère rentrée qui ne trouvera jamais d’exutoire. Le film se termine comme il a commencé : dans un silence mal rangé. Rien n’est réglé, rien n’est vraiment dit. L’Amérique rentre chez elle, un peu plus trouble, un peu plus seule.
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One could say: Missing is a cold film, cloaked as a thriller — and yet, everything in it burns. The waiting, the doubt, the refusal to believe, the slow onset of abandonment, and then that certainty that tears you from yourself.
This isn’t an investigation — it’s a necropsy. Not of a body, but of a belief: the quiet, stubborn, almost naive belief in the fundamental decency of institutions. That’s where it begins: a man disappears, a father arrives, and what he once thought solid — the embassy, the flag, the Constitution — fractures with every “we’re doing all we can.”
What strikes first is the refusal of confrontation. The film doesn’t show violence — it suggests it, circles around it, approaches it in concentric rings. The real suspense isn’t: “Where is Charles Horman?” It’s: “How far will they go not to say what they know?” The tension doesn’t stem from threat, but from absence — of a body, of answers, of eye . Costa-Gavras installs a void, and it’s that void that suffocates.
Jack Lemmon, masterful in his restraint, embodies the collapse of a certain kind of American — pious, bourgeois, loyal — into the dawning awareness of ontological betrayal. It’s not just a son, a husband who disappears. It’s his place in the world that erodes.
What would be underlined in another film is here whispered, dissolved, suspended. Vangelis’s ethereal score doesn’t heighten the grief — it distances it, renders it strange, adrift. This counterpoint feeds into a chilling sense of unreality. And this is what Costa-Gavras films: a world that carries on — bureaucratic, polite, imive — while truth is quietly swallowed whole.
There’s no spectacular turning point, no shattering revelation. Only a growing fatigue, a suspicion that becomes clarity, a subdued rage that never finds release. The film ends as it began: in an uneasy silence. Nothing is resolved. Nothing is truly said. America goes home — a little more troubled, a little more alone.
]]>Je suis resté à distance du Guépard, et ce sentiment-là, ce retrait, cette désaffection qui ne s'explique pas tout à fait, pourrait bien être la réponse la plus juste au film. En d'autres mots, un malentendu, une défaillance de regard.
Le Guépard n’est pas un film d’Histoire. Ou plutôt, c’est un film de l’après-Histoire. Ce qui s’y joue, c’est moins le récit d’un déclin que la perception même de ce déclin, cette fatigue noble, cette lucidité mélancolique qui transforme chaque image, chaque parole en épitaphe.
Visconti ne filme pas le monde, il filme la lenteur d’un monde qui s’éteint. Il filme la suspension. Et il faut accepter de n’être que témoin, sans prise, sans chaleur. Car tout est déjà décidé. Tout est déjà é. On ne regarde pas l’histoire s’écrire, on la regarde se dissoudre. Lentement. Royalement.
Et c’est précisément là que le film m’attendait. Mais il n’a rien d’accueillant. Il n’offre pas de personnage à aimer, pas de conflit à résoudre, pas d’arc narratif à suivre. Seulement un homme, Burt Lancaster, qui comprend, sans colère, sans panique, que son monde n’est plus le monde.
Il y a, dans la mise en scène, une forme de deuil qui ne dit pas son nom. Les plans sont des tableaux, pas des peintures vivantes, mais déjà mortes, déjà vernies, déjà accrochées à la mémoire. On y sent l’influence de David, d’Ingres, de Delacroix, mais ce n’est pas une peinture de fête : c’est une peinture de fin. Rien ne respire vraiment.
Et puis, il y a ce bal. Ce bal interminable. Une heure presque, à tourner, parler pour ne rien dire. Il est un point de bascule, un effondrement en douceur. Tout ce qui précède trouve là sa vérité secrète : la beauté comme survivance, comme geste creux. On sourit pour que les autres n’entendent pas la fin.
Et moi, spectateur, je deviens ce prince qui traverse les salles sans vraiment y être. Je suis au centre du cadre, et déjà ailleurs. Visconti ne veut pas me plaire. Il veut que je comprennes ce que c’est, d’être là sans être là. D’assister à son propre effacement.
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I kept my distance from The Leopard, and that distance — that quiet detachment, that inexplicable absence of feeling — might well be the film’s most truthful response. In other words: a misunderstanding. A failure of vision.
The Leopard is not a historical film. Or rather, it is a film about what comes after history. What unfolds is less the tale of a decline than the perception of that decline — a noble fatigue, a melancholic lucidity that turns every image, every word, into an epitaph.
Visconti does not film the world. He films the slowness of a world fading away. He films suspension. And one must accept being nothing more than a witness — without grip, without warmth. Because everything has already been decided. Everything has already ed. We don’t watch history being made. We watch it dissolve. Slowly. Royally.
And this is precisely where the film waited for me. But there is nothing welcoming about it. It offers no character to love, no conflict to resolve, no narrative arc to follow. Only a man — Burt Lancaster — who understands, without anger, without panic, that his world is no longer the world.
There is in the mise-en-scène a kind of mourning that goes unnamed. The shots are tableaux — not living paintings, but already dead, already varnished, already hung in memory. One senses the influence of David, Ingres, Delacroix — but this is not celebratory painting. It is painting as elegy. Nothing truly breathes.
And then, there is the ball. That endless ball. Nearly an hour of turning, talking about nothing. It is the breaking point — a gentle collapse. Everything that came before finds its hidden truth here: beauty as afterimage, as empty gesture. We smile so others won’t hear the end.
And I, the viewer, become the prince walking through the rooms without truly being there. I stand at the center of the frame, and I am already elsewhere. Visconti doesn’t want to please me. He wants me to understand what it means to be there without being there. To witness one’s own vanishing.
]]>Il y a des films qui ne vous accueillent pas. Des films sans poignée, sans seuil, sans promesse de chaleur. Il vous prend à rebrousse-cœur, vous jette dans une brutalité sèche, presque ingrate, où l’âpreté n’est pas un effet de style mais un programme esthétique, une manière de dire que la beauté ici ne sera ni donnée ni offerte, seulement conquise ou refusée.
On entre dans Padre Padrone avec un écran noir, d’abord. Le silence. Puis, un cri : le père surgit, arrache l’enfant à l’école, à l’enfance. La caméra encaisse. Elle prend acte. Et déjà, on comprend qu’on ne sera pas invité à ressentir, mais à observer.
Le père, parlons-en. Monolithe, taureau archaïque, il incarne moins un personnage qu’un principe. Ce n’est pas un homme, c’est la Loi. Dure, silencieuse, répétitive. Il n’argumente pas, il impose. Il ne transmet pas, il mutile. En face, Gavino (d’abord enfant, ensuite adulte, puis narrateur) tente de se frayer un chemin vers la parole, mais chaque mot est une bataille, chaque phrase un affront.
Là où Truffaut filmait l’enfance comme une fuite poétique, les Taviani la cadrent comme une geôle. Le monde ici est fait de pierres, de chèvres, de cris rauques et de silences pesants. Rien ne respire. On pourrait croire à un excès, à une simplification symbolique, mais ce serait ref de voir ce que le film fait : il ne simplifie pas, il essentialise. Il met en tension des forces primitives, presque mythologiques : la terre, la langue, le père, le livre.
Mais ce film est sec. C’est là, sans doute, mon point de résistance. L’émotion ne circule pas, ou si peu. Elle est contenue, comprimée, aspirée par le dispositif même du film. La voix-off didactique vient tout baliser, tout nommer. On ne laisse pas le spectateur respirer : on le guide, on le plaque, on le force à voir.
Ici, l’apprentissage n’est pas un processus intérieur. L’école, la langue italienne, la philologie ne sont pas des objets de désir, mais des armes. Et comme toute arme, elles blessent autant qu’elles libèrent.
Ce film n’a pas de cœur. Il a une idée. Et c’est peut-être là que réside l’hostilité qu’il me suscite. Padre Padrone n’est pas un film à aimer. Il est un film à affronter. On ne peut pas y projeter ses affects : on ne peut que constater leur refoulement. Il n’y a pas de place pour le rêve, l’ambiguïté, la sensualité. La mise en scène n’est pas sensorielle, elle est rhétorique. Chaque plan semble venir dire : "regarde, comprends, assimile".
Et pourtant, malgré tout, malgré cette sécheresse, malgré cette rigidité presque dogmatique, quelque chose reste. La sensation d’avoir vu un film qui ne veut pas plaire, mais marquer. Qui ne cherche pas l’adhésion, mais l’impact. Et peut-être que c’est cela, au fond, l’ambition des Taviani : Un cinéma sans refuge.
Alors oui, mon rejet est légitime. Mais il est aussi révélateur. Je n'ai pas aimé Padre Padrone parce que c’est un film qui ne cherche pas à être aimé. Il cherche à parler. À parler plus fort que le père. À parler malgré le père. À parler au lieu du père. Et dans ce geste-là réside peut-être sa grandeur autant que son échec.
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Some films don’t welcome you.
No handle, no threshold, no promise of warmth. They take you against your emotional grain, throw you into a dry, almost thankless brutality, where harshness isn’t a stylistic flourish but an aesthetic stance — a way of saying that beauty here will neither be given nor offered, only conquered or refused.
Padre Padrone opens with a black screen. Silence. Then, a scream: the father appears, tearing the child away from school, from childhood. The camera absorbs the shock. It records. And already, we understand: we’re not being invited to feel, but to witness.
The father — let’s talk about him. A monolith, an archaic bull, he’s less a character than a principle. He isn’t a man, he’s the Law. Harsh, mute, repetitive. He doesn’t argue, he imposes. He doesn’t things on, he mutilates. Opposite him, Gavino — first as a child, then as a man, then as a narrator — tries to carve a path toward speech, but every word is a battle, every sentence a revolt.
Where Truffaut filmed childhood as poetic escape, the Taviani brothers frame it as a prison. This world is made of stone, goats, hoarse cries and suffocating silences. Nothing breathes. One might suspect excess, a symbolic overreach — but that would mean missing the film’s deeper gesture: it doesn’t simplify, it essentializes. It tightens into primal, almost mythic forces — the land, the language, the father, the book.
But this film is dry. And that, perhaps, is where my resistance lies. Emotion barely circulates — it’s contained, compressed, sucked into the very structure of the film. The didactic voiceover marks everything, names everything. The viewer isn’t given room to breathe: they’re guided, pinned, forced to see.
Here, learning isn’t an inner journey. School, the Italian language, philology — these are not objects of desire, but weapons. And like any weapon, they wound as much as they liberate.
This film has no heart. It has an idea. And perhaps that’s where the hostility I feel toward it begins. Padre Padrone isn’t a film to love. It’s a film to confront. You can’t project feelings onto it — you can only observe their repression. There’s no room for dream, ambiguity, sensuality. The mise-en-scène isn’t sensorial, it’s rhetorical. Each shot seems to say: “Look. Understand. Assimilate.”
And yet — despite all this, despite the aridity, the near-dogmatic rigidity — something remains. The sensation of having seen a film that doesn’t want to please but to strike. That doesn’t seek agreement, but impact. And perhaps that is, ultimately, the Tavianis’ ambition: a cinema without refuge.
So yes, my rejection is valid. But it is also revealing. I didn’t like Padre Padrone because it’s not a film that wants to be liked. It wants to speak. To speak louder than the father. To speak in spite of the father. To speak instead of the father. And in that gesture may lie both its greatness and its failure.
]]>Saïgon... merde. Et tout est déjà là. Un râle venu d’un corps qui ne sait plus s’il rêve ou s’il délire, s’il revient de la guerre ou s’il ne l’a jamais quittée. Un homme nu, ivre, paumé, en sang, prisonnier d’une chambre d’hôtel à Saïgon. L’enfermement est un cercle mental, un piège de fumées épaisses, de pales d’hélico qui tournent dans la tête, de bruits de jungle qui ne veulent plus se taire.
Dès le premier plan, Apocalypse Now est une nappe de cauchemar. La jungle brûle au napalm. Le temps est inversé. Tout est déjà fini. Ce qu’on va suivre n’est pas une progression dramatique mais un reflux, un ressac de mémoire, une dérive sur un fleuve.
Le fleuve, justement. Pas un décor. Il ne mène nulle part. Il engloutit. Il ramène. Il travaille lentement la chair du film, jusqu’à dissoudre toute géographie, toute logique d’espace. À chaque étape, une strate tombe. Chaque arrêt est une station de la perte, un seuil vers la sauvagerie. Mais cette sauvagerie n’est jamais celle de l’autre.
Coppola ne filme pas la guerre. Il filme l’occident en train de se regarder sans maquillage. Pas de héros, pas de schéma narratif classique. Willard n'est pas là pour résoudre quoi que ce soit. Il n'a pas de mission, seulement un nom à atteindre : Kurtz. Ce nom, ce n'est pas qu'une cible. C’est un gouffre. Un miroir. Et plus Willard avance, moins il comprend. Et plus le film se défait. Apocalypse Now est une messe noire, où le cinéma se retourne sur lui-même, sur ses propres mythes, ses propres langages.
Ici, la voix-off ne guide pas. Elle parle comme dans un journal intime, comme si les pensées avaient été écrites depuis l’au-delà du film, depuis un purgatoire où rien ne peut plus être jugé. Et la jungle, peu à peu, cesse d’être un lieu. Elle absorbe les corps, les gestes, les volontés. On ne traverse pas la jungle. C’est elle qui vous avale.
Quand Kurtz apparaît enfin, il ne se e rien. Aucune révélation, aucun affrontement. Kurtz n’est pas le Mal. Il est ce qui reste quand toute explication a déserté. Il ne parle pas comme un chef militaire, ni comme un prophète. Il parle comme un homme qui a vu trop de vérités, trop de contradictions, et qui n’a plus que le silence comme réponse.
Kurtz est ce qui excède l’image. Il est déjà hors du monde. Déjà mort. Ce qu’il dit "The horror... the horror..." n’est pas un jugement. L’horreur n’est pas une exception. Elle est la règle. Le socle. Le secret fondamental.
Et le film, alors ? Chef-d’œuvre ? Oui. Une expérience. Un piège. Une matière qui continue à fermenter après la projection.
En somme, Coppola ne veut pas faire comprendre. Il veut faire ressentir. Pas la guerre, mais ce qu’elle cache. Ce qu’elle produit. Ce qu’elle révèle de nous. Non pas le Vietnam, mais l’occident en transe, nu, grotesque, flamboyant, qui se regarde mourir et qui continue pourtant à faire tourner les hélicos.
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Saigon... shit. And everything’s already there. A groan from a body that no longer knows if it's dreaming or hallucinating, if it just came back from the war or never left it. A naked man, drunk, lost, bleeding, trapped in a Saigon hotel room. The confinement is a mental circle, a trap of thick smoke, of helicopter blades spinning inside the skull, of jungle sounds that won’t shut up.
From the very first shot, Apocalypse Now is a fog of nightmare. The jungle burns under napalm. Time runs backward. Everything is already over. What we’re about to witness is not a narrative arc but a retreat, a memory’s undertow, a drift down a river.
The river, yes. Not a setting. It leads nowhere. It swallows. It returns. It slowly works on the flesh of the film until it dissolves all geography, all logic of space. With each stop, a layer peels away. Each halt is a station of loss, a threshold into savagery. But this savagery is never the other’s.
Coppola isn’t filming the war. He’s filming the West staring at itself, unmasked. No heroes, no classical narrative structure. Willard isn’t here to resolve anything. He has no mission, only a name to reach: Kurtz. That name is not just a target. It’s a void. A mirror. And the closer Willard gets, the less he understands. And the more the film unravels. Apocalypse Now is a black mass, a rite in which cinema turns on itself—on its own myths, its own language.
Here, the voiceover doesn’t guide. It speaks like a journal written from beyond the film, from a purgatory where nothing can be judged anymore. And the jungle, little by little, ceases to be a place. It absorbs bodies, gestures, wills. You don’t cross the jungle. The jungle swallows you.
When Kurtz finally appears, nothing happens. No revelation. No showdown. Kurtz isn’t evil. He’s what remains when all explanation has fled. He doesn’t speak like a military man, nor like a prophet. He speaks like someone who’s seen too many truths, too many contradictions—and now has only silence left.
Kurtz is what exceeds the image. He’s already beyond the world. Already dead. When he says “The horror... the horror...”, it’s not a judgment. Horror is not the anomaly. It’s the rule. The foundation. The buried secret.
And the film, then? Masterpiece? Yes. An experience. A trap. A substance that keeps fermenting long after the screening ends.
In short, Coppola doesn’t want to explain. He wants to make you feel. Not the war—but what it hides. What it breeds. What it reveals . Not Vietnam, but the West in a trance—naked, grotesque, flaming—watching itself die, and still sending the helicopters up.
]]>Il y a parfois des films qui, dès les premières minutes, semblent échoués, comme si le film s’écrivait à rebours, déjà vidé de l’énergie qui l’aurait porté. Until Dawn : La Mort sans fin en fait partie. Un titre qui promet la boucle, l’angoisse persistante, la fatalité rejouée jusqu’à l’épuisement, mais qui n’offre qu’un simulacre de tension, un enchaînement d’effets désamorcés, sans rythme, sans chair.
Adapté du jeu vidéo éponyme, le film semble tout ignorer de ce qui faisait la singularité de son modèle. Il y avait, dans le jeu, une capacité à faire affleurer l’angoisse non dans le surgissement de l’horreur, mais dans le poids des choix, dans cette culpabilité latente qui rend chaque mort non seulement douloureuse, mais imputable. Ici, le film regarde son propre récit se dérouler sans tension, comme si l’idée même de choix, de dilemme, d’hésitation, d’errance morale avait été sacrifiée sur l’autel d’un scénario en ligne droite.
On sent, dès lors, un flottement. Comme si le film s’auto-récitait. Non pas dans une logique de classicisme ou d’efficacité, mais dans une forme de mort clinique du langage filmique : plans mécaniques, cadres sans trouble, découpage aseptisé, montage sans nerf. Rien ne respire. Rien ne déborde. Et c’est toute l’ossature du film qui se dérobe, comme un sol qu’on aurait oublié de construire.
Alors bien sûr, il y a des meurtres. Il y a des jeunes gens qui courent dans les bois, des bruits sourds, des clins d’œil appuyés à tout un imaginaire horrifique préfabriqué. Mais le cœur n’y est pas. Et surtout : le trouble n’y est pas. Car ce qui fait un bon film d’horreur, ce n’est pas tant la peur que l’indécision : ne pas savoir où l’on est, où l’on va, ce qu’on regarde vraiment. Ici, tout est annoncé, téléphoné, prévu.
Les personnages, quant à eux, n’existent pas. Ils sont là comme des figurines articulées, interchangeables, porteurs de fonctions narratives plus que de désirs ou de contradictions. Leurs dialogues résonnent comme les phrases programmées d’un mauvais jeu de rôle. On ne les croit pas. On ne les écoute pas. Et pourtant, ils sont là, censés porter le drame, les affects, les peurs. On ne leur demande pas d’être réalistes, on leur demande d’être habités. Ils ne le sont jamais. C’est toute l’ironie tragique du film : vouloir adapter un jeu où l’investissement émotionnel du joueur est central, et n’offrir que des coquilles vides.
Et puis, il y a la question du regard. La caméra ne sait pas où se placer. Elle se contente d’illustrer. Elle ne crée ni tension ni empathie. On est toujours à la surface des choses, dans une esthétique de la fonction : plan sur l’arme, plan sur le cri, plan sur la silhouette inquiétante. Jamais de hors-champ véritable. Jamais de silence qui pèse. Jamais de suspension. C’est un cinéma sans épaisseur. Sans dilatation. Sans creux.
On aurait pu espérer, au moins, une tentative de tordre la matière même du film, de jouer avec la temporalité, de mettre en scène le ressassement, l’échec, la boucle. Mais rien de tout cela n’arrive. La répétition ici n’est pas un geste esthétique, c’est une répétition par défaut, par manque d’imagination, par refus de prendre un vrai risque de mise en scène.
Alors oui, Until Dawn : La Mort sans fin est un mauvais film. Mais c’est un mauvais film fatigué, désengagé, évidé. Pas un film qui rate parce qu’il tente quelque chose, mais un film qui ne tente plus rien, qui se contente d’aligner des signes sans croyance. On sort de là non pas déçu, mais indifférent. Et c’est cette indifférence qui le condamne plus sûrement que n’importe quelle critique argumentée.
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Some films feel stranded from the very first minutes, as if unfolding in reverse—already drained of the energy that might have sustained them. Until Dawn: Endless Death is one of those. A title that promises loops, lingering dread, fatality replayed to exhaustion—yet delivers only a simulation of tension, a chain of defused effects, rhythm-less, bloodless.
Adapted from the video game of the same name, the film seems to forget everything that made its source material distinct. In the game, anxiety arose not from horror’s outbursts, but from the burden of choice—from that latent guilt that made each death not just painful, but attributable. Here, the film watches its own narrative unfold without tension, as if the very idea of choice, dilemma, hesitation, moral wandering had been sacrificed on the altar of a linear, unbending plot.
A drift sets in from the start. As though the film were narrating itself—not in the name of classical efficiency, but in a kind of clinical death of cinematic language: mechanical shots, frames untouched by unease, sterile découpage, lifeless editing. Nothing breathes. Nothing spills over. And the film’s entire structure collapses, like a floor someone forgot to build.
Sure, there are murders. There are young people running through the woods, ominous noises, heavy-handed nods to a prefab horror vocabulary. But the heart isn’t there. And more crucially: the uncertainty isn’t there. Because what makes a horror film isn’t fear per se—it’s indecision. Not knowing where you are, where you’re going, what you’re even looking at. Here, everything is telegraphed, preordained, already spoken.
The characters, for their part, don’t exist. They’re action figures—interchangeable, narrative placeholders rather than carriers of desire or contradiction. Their dialogue rings out like poorly written RPG scripts. We don’t believe them. We don’t listen. And yet they’re supposed to bear the weight of drama, of feeling, of fear. We don’t ask them to be realistic—only to be inhabited. They never are. That’s the film’s tragic irony: trying to adapt a game where emotional investment is everything, and offering only empty shells.
Then there’s the matter of gaze. The camera never knows where to be. It illustrates rather than conjures. It creates no tension, no empathy. We stay on the surface, in a utilitarian aesthetic: shot of the weapon, shot of the scream, shot of the ominous silhouette. Never a true off-screen space. Never a silence that weighs. Never a real pause. This is cinema without thickness. Without dilation. Without voids.
One could at least have hoped for a gesture—some attempt to twist the material, to play with time, to stage repetition, failure, the loop. But nothing of the sort occurs. Repetition here isn’t an aesthetic choice—it’s default, lack of imagination, refusal to risk anything cinematically.
Yes, Until Dawn: Endless Death is a bad film. But it’s a tired one. Disengaged. Hollowed out. Not a film that fails because it dares something—but one that no longer dares anything at all. It lines up signs without belief. And one leaves not disappointed, but indifferent. And it is that very indifference that condemns it more surely than any argument could.
]]>Avec The Go-Between, Losey n’adapte pas un roman, il l’empaquette. Il le cadre, l’ordonne, le dispose, avec révérence, avec minutie, mais sans qu’il n’y ait plus d’air, plus de faille, plus de battement. C’est là tout le paradoxe du film : il prétend raconter l’irruption du trouble dans un monde de convenances, mais il le fait avec une rigueur formelle si implacable qu’on en sort plus engourdi qu’ébranlé.
Leo, l’enfant-messager, n’est pas ici un personnage mais un mécanisme, une figure-pivot entre deux mondes qui ne se toucheront jamais vraiment : celui de la grande maison, avec ses voiles d’été, ses manières trop apprises, ses jardins trop dessinés, et celui du dehors, du désir, du sexe, de la boue. On voudrait que ce soit une tension : ça ne l’est jamais vraiment. Le corps de l’enfant ne vibre pas, il transporte. Il devient sac postal, ant d’une chambre à une étable, d’un sourire à un regard, mais jamais le film ne le laisse exister autrement que comme allégorie.
C’est tout le projet esthétique de Losey, ici : faire du cinéma un théâtre d’ombres, où les corps s’effacent derrière les murs, les costumes, les conventions.
Le scénario de Pinter radicalise cette glaciation. À force de silences, de phrases tronquées, de regards obliques, il construit un monde où rien ne se dit jamais vraiment mais où l’on finit, paradoxalement, par tout comprendre trop vite. L’ellipse y devient une pose, une façon d’ajouter du mystère là où il n’y a, en vérité, que des évidences sociales : Marian n’époa pas Ted, Leo sera broyé, le é restera scellé. Et l’on regarde cette mécanique se déplier avec une forme de résignation polie, comme on feuilletterait un album de souvenirs : joli, précieux, inoffensif.
Il y aurait pourtant eu matière à l’incendie. Le désir, la trahison, l’innocence compromise, la violence des hiérarchies mais tous les éléments sont là, en germe.
Et pourtant, malgré cette réserve ce que le film, en creux, parle de cette impossibilité même de dire, de faire, de ressentir, quand tout est codé, inscrit, dicté. Leo, en tant que messager, devient aussi le spectateur idéal du film : if, médusé, prisonnier d’un monde qui lui refuse tout pouvoir d’agir. Et c’est peut-être là que réside la seule subversion du film : non pas dans ce qu’il montre, mais dans ce qu’il empêche.
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With The Go-Between, Losey doesn’t so much adapt a novel as he shrink-wraps it. He frames it, arranges it, lays it out with reverence and precision—but at the cost of air, of cracks, of pulse. And that’s the paradox at the heart of the film: it claims to recount the eruption of desire in a world of decorum, yet does so with such relentless formal rigor that one emerges numbed rather than shaken.
Leo, the child-messenger, is not a character but a mechanism—a pivot between two worlds that will never truly touch: the great house, with its summer veils, its overlearned manners, its overdesigned gardens, and the outside world of desire, sex, and mud. One wishes for a tension here—but it never quite arrives. The boy’s body doesn’t tremble, it delivers. He becomes a postal sack, ed from bedroom to barn, from smile to glance, but never allowed to exist as anything more than allegory.
This is the very heart of Losey’s aesthetic project: to make cinema a theater of shadows, where bodies vanish behind walls, costumes, and conventions.
Pinter’s script radicalizes this freeze. With its silences, truncated sentences, oblique glances, it constructs a world where nothing is ever quite said, but where, paradoxically, everything is understood too quickly. Ellipsis becomes a posture, a way to inject mystery where, in truth, there are only social certainties: Marian will not marry Ted, Leo will be crushed, the past will stay sealed. And so we watch this machinery unfold with a kind of polite resignation, as if leafing through a memory album: lovely, delicate, and harmless.
Yet the elements for fire are all there. Desire, betrayal, compromised innocence, the violence of hierarchy—they are all latent.
And yet, despite this restraint, the film speaks—negatively, obliquely—of the impossibility of action, of feeling, of expression when everything is coded, inscribed, dictated. Leo, as messenger, becomes the ideal viewer of the film: ive, stunned, trapped in a world that refuses him any agency. And perhaps that is where the film’s only subversion lies—not in what it shows, but in what it withholds.
]]>On l’aperçoit de dos, silhouette têtue, presque animale, qui avance au pas lent, syncopé, d’un homme en dette. La croix n’est pas une image : elle pèse, elle scie les épaules, elle creuse l'estomac. Zé do Burro n’est pas un prophète, il n’a rien d’un mystique, il est simplement celui qui a dit, et qui fait ce qu’il a dit. Et c’est là que le scandale commence.
Car La Parole donnée n’est pas un film sur la foi, ni même sur la religion, mais sur la radicalité d'un geste : tenir parole. Tenir envers et contre tout, y compris contre ceux qui se réclament de Dieu. Cette parole, Zé ne l’a pas donnée à l’Église, mais à une prêtresse, à un saint du Candomblé, panthéon des invisibles, des refusés, des corps noirs, des voix cachées du Brésil. Et le film entier se tend autour de cette promesse : une ligne droite dans un monde tordu.
Duarte filme la parole comme une ligne droite qui blesse l’espace. Chaque plan devient la surface d’un conflit : entre le poids du bois et la légèreté d’un vœu, entre la clarté brutale des promesses et les labyrinthes de la doctrine, entre la foi comme présence et la religion comme structure. Ce n’est pas la croix que l’Église refuse, c’est le mélange. Ce n’est pas la foi de Zé qu’on conteste, mais son impureté. Et c’est cela, le crime
On comprend que La Parole donnée ne met pas en scène une opposition abstraite entre tradition et modernité, mais un conflit plus souterrain, presque viscéral, entre deux manières d’habiter le sacré. L’une hiérarchique, savante, exégétique. L’autre immédiate, confuse, mais viscéralement juste. Zé est analphabète mais il est pur ; le prêtre sait lire mais il ne comprend plus rien. Le conflit n’est pas seulement religieux, il est politique parce qu’il engage la possibilité même de croire sans intermédiaire, de vivre sans médiation, de parler sans autorisation.
Alors le parvis de l’église devient une scène de théâtre, mais un théâtre cruel, où chacun vient projeter sur Zé son discours : les journalistes, les politiques, les militants, les marchands de discours. Tous veulent parler à la place de Zé. Tous veulent faire de lui un symbole, alors qu’il ne demande qu’à accomplir son geste.
Et le film, subtilement, refuse de céder à ce même geste de capture. Il ne fait pas de Zé un martyr héroïque, ni un saint laïc. Il le laisse opaque, têtu, à la limite du mutisme. Son corps parle plus que ses mots. Et la mise en scène épouse cette opacité : cadrages serrés, plans fixes, contre-plongées. Il installe l’inconfort d’une parole que personne n’écoute vraiment, et que pourtant tout le monde veut s’approprier.
Ce que Duarte filme, c'est un combat. Une dépossession. Sa foi n’est pas tuée, elle est rendue illisible. Et c’est peut-être là le cœur du film : le tragique ne réside pas dans la mort, mais dans la perte de lisibilité d’un geste. Dans l’impossibilité d’un acte pur dans un monde saturé de discours.
Et pourtant, quelque chose subsiste. Le film s’achève sur une image qui n’est ni désespoir, ni rédemption. Comme si, dans ce geste, il restait encore une place pour la parole nue. Celle qui n’a pas besoin d’être interprétée. Celle qui se donne et se porte.
La Parole donnée est un film sur l’impossibilité d’exister dans l’absolu, et pourtant c’est un film qui filme l’absolu jusqu’à la dernière image. Ce que Zé porte, ce n’est pas seulement une croix : c’est l’idée folle qu’un homme, même simple, même ignorant, peut engager sa parole comme on engage un monde. Ce que le film nous tend, c’est cette question sans réponse : que reste-t-il, dans nos sociétés modernes, de cette capacité à tenir une promesse jusqu’à la mort ?
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We first glimpse him from behind—a stubborn, almost animal figure, moving with the halting gait of a man in debt. The cross is no metaphor: it weighs, it cuts into his shoulders, it hollows out his stomach. Zé do Burro is no prophet, no mystic—he is simply the man who spoke, and who now does as he said. And that is where the scandal begins.
For The Given Word is not a film about faith, nor even about religion, but about the radical nature of a single act: keeping one’s word. Keeping it against all odds, even against those who claim to speak for God. Zé’s vow was not made to the Church but to a priestess, to a saint of Candomblé—a pantheon of the invisible, the rejected, the Black bodies and hidden voices of Brazil. The entire film hinges on that vow: a straight line in a crooked world.
Duarte films speech itself as a wound in space, a line of clarity that cuts through confusion. Each shot becomes a surface of conflict: between the weight of wood and the lightness of a promise, between the brutal clarity of vows and the labyrinths of doctrine, between faith as presence and religion as structure. It is not the cross the Church rejects—it is the impurity. It is not Zé’s belief that is contested, but its refusal to conform. And this, in the end, is his crime.
We come to understand that The Given Word does not stage some abstract clash between tradition and modernity, but a deeper, more visceral conflict—between two ways of inhabiting the sacred. One hierarchical, scholarly, exegetical. The other immediate, confused, but viscerally just. Zé is illiterate, but pure. The priest can read, but no longer understands. The conflict is not merely religious—it is political, because it questions whether belief can exist without mediation, whether one can live, speak, and act without permission.
The church steps become a stage, but a cruel one—where each character projects their own narrative onto Zé: journalists, politicians, activists, merchants of speech. All want to speak in his place. All want to make him a symbol, when all he asks is to fulfill his vow.
And the film, subtly, resists that same gesture of capture. It does not turn Zé into a heroic martyr or a secular saint. It leaves him opaque, stubborn, nearly mute. His body speaks more than his words. And the camera embraces this opacity: tight framings, fixed shots, low angles. Duarte installs the discomfort of a word no one truly listens to, yet everyone seeks to appropriate.
What Duarte films is a battle. A dispossession. Zé’s faith is not destroyed—it is made illegible. And perhaps that is the film’s core: the tragedy lies not in death, but in the loss of clarity in a gesture. In the impossibility of a pure act within a world saturated by discourse.
And yet, something remains. The film ends on an image that is neither despair nor redemption. As if, within this gesture, there was still room for a naked word. One that needs no interpretation. One that is given, and carried.
The Given Word is a film about the impossibility of existing in the absolute—and yet, it films the absolute, right up to the final image. What Zé carries is not just a cross—it is the mad idea that a man, even a simple one, even an ignorant one, can pledge his word as one pledges a world. What the film offers us is this unanswered question: in our modern societies, what remains of our ability to keep a promise to the death?
]]>Dans if…, l'école n'est pas le lieu du savoir mais un zoo disciplinaire où l’on apprend à saluer, à obéir, à frapper et à se taire.
Et derrière les portes, le monde des adultes sent le renfermé. Ce n’est pas l’enfance qui est idéalisée ici, mais sa capacité à déserter le monde, à le tordre, à le faire trembler par l’imaginaire. La topographie du collège devient mentale. On pense à Kafka, à Buñuel, à ces lieux d’où l’on ne sort jamais qu’en incendiant les murs.
Et puis il y a ce geste : le age du noir et blanc à la couleur, sans annonce, sans raison. Un geste qui pourrait sembler gratuit mais qui agit comme une fracture. Comme si le film refusait d’être univoque, comme si l’idée de cohérence était déjà une forme d’asservissement.
Mick Travis n’est ni un héros ni un messie. Il est une tension pure. Une faille dans le système. Il ne mène pas une révolte, il l’incarne. Non pas comme un chef, mais comme une énigme. Il parle peu, mais sa présence même est un démenti à l’ordre établi.
La colère, omniprésente, n’est pas ici destruction, mais révélation. Ce n’est pas une violence explicative, c’est un embrasement esthétique. On pense à la fin du Zéro de conduite de Vigo, à cette révolte jetée comme une boule de neige dans la face du monde. Mais chez Anderson, le geste est plus cruel, plus ambivalent : les balles sifflent, les corps tombent, mais rien ne s'effondre vraiment. On est dans une parabole, une vision, un fantasme d’épuration.
Ici, le film refuse de choisir : entre le théâtre et le réalisme, entre la fable politique et la rêverie punk. Et cette hésitation, ce tremblement, c’est sa beauté même. Il ne revendique pas, il n’argumente pas : il propose une suite d’images qui s’enfuient dans l’imaginaire avant de se figer dans une dernière scène d’extase armée.
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In if…, school is not a place of knowledge but a disciplinary zoo—where one learns to salute, to obey, to hit, and to keep silent.
And behind its doors, the adult world reeks of stale air. It is not childhood that is idealized here, but its capacity to desert the world, to twist it, to make it tremble through the force of imagination. The geography of the school becomes a mental landscape. One thinks of Kafka, of Buñuel—of those places one only escapes by setting the walls on fire.
And then, there is that gesture: the shift from black and white to color, without warning, without reason. A gesture that might seem gratuitous, but acts like a rupture. As if the film refused to be univocal, as if the very idea of coherence were already a form of submission.
Mick Travis is neither a hero nor a messiah. He is pure tension. A crack in the system. He does not lead a revolt—he embodies it. Not as a leader, but as an enigma. He speaks little, but his presence alone is a denial of the established order.
The ever-present anger is not destruction, but revelation. This is not explanatory violence—it’s aesthetic ignition. One thinks of the end of Vigo’s Zéro de conduite, of that rebellion thrown like a snowball in the face of the world. But with Anderson, the gesture is crueler, more ambivalent: bullets fly, bodies fall, and yet nothing truly collapses. We’re in a parable, a vision, a fantasy of purging.
The film refuses to choose—between theatre and realism, between political fable and punk reverie. And this hesitation, this tremor, is its very beauty. It does not claim, it does not argue: it proposes a chain of images fleeing into imagination before freezing in a final scene of armed ecstasy.
]]>Il y a dans M*A*S*H ce rire qui ne soulage pas, ce rire qui laisse une brûlure, une irritation. Le film commence comme une pochade militaire, presque potache, et très vite, quelque chose dérive, on se retrouve prisonnier d’un climat. Un climat, au sens météorologique, au sens d’un air saturé d’humidité, d’impuretés, d’humeurs humaines qui stagnent en périphérie de guerre.
Robert Altman ne veut pas tant raconter la guerre que s’installer dans sa coulisse. Pas sur le champ de bataille, mais dans l’arrière-boutique : un hôpital de campagne en bordure de front. Il y a là des hommes qui rient, qui boivent, qui harcèlent, qui opèrent. Pas de hiérarchie claire, pas de morale : une horizontalité du chaos où tout se vaut et se dissout dans le même marécage d’absurdité.
On ne suit pas une progression, on est projeté dans une série de scènes qui semblent improvisées. Et c’est précisément ce relâchement du tissu narratif qui fait surgir quelque chose de plus vif : la guerre non plus comme grand récit, mais comme flux de gestes, de blagues grasses, de moments de flottement ou de panique. C’est une guerre à ras de sol, ou plutôt à ras du corps, de la chair ouverte, des fluides, du sexe et des larmes.
Altman filme l’indiscipline comme une condition d’existence. Hawkeye, Trapper, Duke : ces figures ne sont pas des anti-héros, ils sont des fuites d’humanité dans un système mortifère. Ils n’ont pas de discours. Ils ne croient plus. Ils opèrent. Ils rient. Et parfois, ils pleurent. En silence. Le rire est leur langue, leur méthode, leur défense. Mais c’est un rire nerveux, cruel, jamais tout à fait libérateur.
La forme du film elle-même refuse l’orthodoxie : le son déborde, les dialogues se superposent, les zooms agressent, les plans s’échappent. La mise en scène ne cherche pas l’équilibre, elle cherche le parasitage. Le spectateur est immergé dans ce flux, sans guide, sans point fixe. C’est une esthétique de l’encombrement mental.
Et derrière la comédie, un malaise. Un suicide mis en scène comme une comédie musicale, une messe chantée au-dessus d’un cercueil imaginaire, un match de football traité comme une bataille homérique. Tout est rituel grotesque, farce. Et ce qui pourrait faire rire finit par grincer.
La guerre n’est plus un événement, c’est une logique. Ce que filme Altman, c’est une forme de corruption tranquille, d’érosion morale banalisée. Ce n’est pas un cinéma de dénonciation, c’est un cinéma de l’imprégnation. Il ne montre pas les horreurs : il nous fait ressentir la déliquescence, l’indifférence, la fatigue de penser.
Ce n’est pas un film pacifiste. C’est un film dégagé, presque nihiliste. Il ne rêve pas d’un monde meilleur. Il suggère simplement qu’il n’en reste plus. Qu’il faut bien continuer, c’est-à-dire : charcuter, draguer, plaisanter, dormir. Survivre par le bavardage et la cruauté, parce que le silence serait pire.
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There is in MASH* a kind of laughter that doesn’t soothe, a laughter that burns, that irritates. The film begins like a rowdy military prank, almost slapstick—and very quickly, something shifts. You find yourself trapped inside a climate. A climate in the meteorological sense, a thick air saturated with humidity, impurities, human humors stagnating on the edges of war.
Robert Altman doesn’t aim to tell a war story, but to inhabit its backstage. Not the battlefield, but the backroom: a field hospital at the fringe of the front. Here are men who laugh, who drink, who harass, who operate. No clear hierarchy, no moral com—a horizontal chaos where everything collapses into the same swamp of absurdity.
There’s no narrative arc to follow—we’re thrown into a sequence of scenes that feel almost improvised. And it’s precisely this looseness in the narrative fabric that allows something sharper to emerge: war no longer as grand narrative, but as a flow of gestures, crude jokes, moments of drift or panic. It’s a war at ground level—or rather, flesh-level—open bodies, fluids, sex, and tears.
Altman films unruliness as a condition of existence. Hawkeye, Trapper, Duke—these aren’t anti-heroes, they are leaks of humanity within a death-driven system. They don’t preach. They no longer believe. They operate. They laugh. And sometimes, they cry. Silently. Laughter is their language, their method, their shield. But it’s a nervous laughter, cruel, never quite liberating.
The form of the film itself refuses orthodoxy: sound overflows, dialogue overlaps, zooms assault, shots escape. The direction doesn’t aim for balance—it aims for interference. The viewer is immersed in this flux, without guide, without anchor. It’s an aesthetic of mental clutter.
And behind the comedy, a malaise. A suicide staged as a musical number, a hymn sung over an imaginary coffin, a football game turned into a Homeric battle. Everything becomes grotesque ritual, farce. And what might have been funny begins to grate.
War is no longer an event, it’s a logic. What Altman films is a kind of quiet corrosion, a moral erosion made banal. This isn’t a cinema of denunciation—it’s a cinema of saturation. He doesn’t show horrors; he makes us feel the disintegration, the indifference, the exhaustion of thought.
It isn’t a pacifist film. It’s a detached film, almost nihilistic. It doesn’t dream of a better world. It simply suggests there may no longer be one. That all one can do is go on—that is: slice flesh, flirt, joke, sleep. Survive through chatter and cruelty, because silence would be worse.
]]>La Légende d’Ochi, derrière ses oripeaux de conte pour enfants, est un film qui semble rêvé plus que raconté, et dont chaque image pèse d’un poids ancien, comme si elle sortait des peintures de la renaissance flamande.
Mais ce magnétisme est aussi, peut-être, ce qui tient à distance, ce qui retient l’émotion. Le film s’ouvre comme un grimoire, mais tourne parfois un peu vite ses pages. Et de celle-ci, on retiendra les raccourcis scénaristiques, les personnages sous-exploités et leurs archétypes.
Ici, tout commence par le regard : une imagerie éclairée à la lueur d’un monde qui ne semble jamais avoir été traversé par l’électricité ou le progrès. Les visages, les peaux, les tissus, les matières, tout est sculpture, tout est matière dense, trouée de lumière. On pense aux toiles de Bruegel, bien sûr, mais aussi à Rembrandt, à Georges de La Tour, à tous ces peintres qui faisaient surgir la grâce du trivial, l’angoisse du geste simple.
C’est alors que le burlesque intervient et c’est là l’une des inventions les plus précieuses du film. Car cette beauté comée se voit brusquement fissuré. L’humour n’est jamais là pour faire rire : il est un hoquet dans l’image. Comme si le monde peint se rappelait qu’il était aussi habité par des corps maladroits, bancals, magnifiques dans leur impuissance même.
Ce choc entre la grande fresque et la petite pantomime génère une émotion paradoxale. Ce trouble est précieux mais il peut aussi dérouter. Le film semble fuir les catégories. Ce n’est ni un conte, ni une satire, ni un drame : c’est un entre-trois, un film qui souffre de ce manque de décision.
Au centre, il y a Ochi. Un animal sauvage, légendaire, fantastique incarnant autant la peur que la fascination. Avec lui, le film choisit l’avant-langage : les dialogues cèdent la place à des soupirs, des chants, des cris d’animaux. Il y a quelque chose de préverbal, d’archaïque dans cette manière de communiquer.
Cependant, certaines séquences tournent à vide, certains arcs s’enlisent. On reste au seuil du mythe sans jamais l’éprouver. On ire, oui. Mais le cœur reste en suspens.
Malgré tout, au-delà de tout cela, le film invente. Il ose. Il imagine un monde avec ses propres lois. Il fabrique, sans s’exc de l’artifice. Et dans ce geste, il touche à une forme de grâce.
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The Legend of Ochi, beneath its trappings of a children’s tale, feels more dreamed than told—a film where each image carries an ancient weight, as if it had stepped out of a Flemish Renaissance painting.
But this magnetism is also, perhaps, what keeps emotion at bay. The film opens like a grimoire, but sometimes turns its pages too quickly. From this spellbound book, we’ll the narrative shortcuts, the underused characters, and their archetypes.
Everything begins with a gaze: a visual world lit by the glow of a time untouched by electricity or progress. Faces, skins, fabrics, textures—everything is sculptural, everything is dense matter punctured by light. One thinks of Bruegel, of course, but also of Rembrandt, Georges de La Tour—all those painters who drew grace from the mundane, anxiety from the simplest gestures.
Then comes the burlesque, and this is one of the film’s most precious inventions. Because that stately beauty is suddenly cracked open. The humor is never here to amuse—it’s a hiccup in the image. As if the painted world ed it was also inhabited by clumsy bodies, crooked and magnificent in their very helplessness.
This clash between grand fresco and small pantomime creates a paradoxical emotion. That confusion is valuable, yet it can also be disorienting. The film eludes classification. It is not a fable, not a satire, not a drama—it hovers in-between, and suffers somewhat from this indecision.
At the center, there is Ochi. A wild, legendary, fantastical creature, embodying both fear and fascination. With it, the film embraces pre-language: dialogue gives way to sighs, chants, animal cries. There is something pre-verbal, archaic in this mode of communication.
Still, some sequences stall, some narrative arcs drift. We remain at the threshold of myth, without ever truly crossing into it. We ire, yes. But the heart remains suspended.
And yet, despite all this, the film invents. It dares. It imagines a world with its own rules. It crafts, unashamed of its artifice. And in that gesture, it brushes against a kind of grace.
]]>Dans The Conversation, l’image n’a pas le dernier mot. Ici, le cinéma se déplace, abandonne l’œil pour se nicher dans l’oreille. Et pourtant, tout continue de se voir, mais à travers les yeux des caméras de surveillance de mauvaise qualité. Alors la vue n’est plus reine : elle attend, doute, hésite, s’aligne au rythme plus incertaine de l’écoute.
Harry Caul est tant un personnage qu’un état d’être. Un homme poreux, saturé, pas encore dissous mais déjà fissuré. Il vit dans un monde où chaque humain est une menace, chaque confidence un risque. Il parle peu, fume trop, joue seul du saxophone. Il n’est pas un maître du son, mais un prisonnier de ses propres enregistrements. Ce qu’il capte, il le garde, ce qu’il entend, il le rumine. Il est la proie et le prédateur des sons.
Coppola, ici, décompose le monde en couches auditives. À chaque répétition de la même bande, un détail change, une inflexion dévie, un mot s’épaissit. C’est le même dialogue, mais jamais la même écoute.
On pourrait croire que ce film parle d’espionnage, mais il n’a rien du thriller. Il n’y a pas de résolution, pas de révélations. Seulement des voix, des bribes, des accidents de sens. La vérité, s’il y en a une, est une construction paranoïaque, un mirage mental. Le génie de Coppola est d’avoir déplacé le danger. Il ne vient pas des autres, il vient de soi. C’est Harry qui, à force de scruter, de couper, de tendre l’oreille, finit par s’effondrer dans sa propre perception. Il n’y a peut être pas de secret à percer mais il n’y a qu’un homme qui se disloque.
Et puis il y a cette scène, terrible, où Harry démonte son appartement. Meuble après meuble, planche après planche. Il cherche le micro qui le trahit. Mais ce qu’il traque, en vérité, c’est l’origine de son propre mal. Il met son intimité à nu, éventre son espace, comme un corps qu’on ouvrirait à la recherche du symptôme. Il n’y trouve rien. Sauf peut-être l’ironie cruelle de s’être piégé lui-même. À la fin, il ne reste que lui, assis au milieu des débris, jouant du saxophone dans un désert domestique. Son seul refuge : un son qu’il produit, qu’il contrôle, qu’il croit encore sien.
Si j'aime autant ce film, c’est peut-être parce qu'il nous apprend que voir, entendre, savoir, ce sont des actes qui engagent, qui détruisent. Qu’on ne sort pas indemne d’avoir trop bien écouté.
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In The Conversation, the image does not have the final word. Here, cinema shifts—abandoning the eye to settle within the ear. And yet, everything continues to be seen, but through the lens of grainy surveillance cameras. Sight is no longer sovereign: it waits, it hesitates, it aligns itself with the uncertain rhythm of listening.
Harry Caul is as much a character as a state of being. A porous man, saturated, not yet dissolved but already fractured. He lives in a world where every human is a threat, every confidence a risk. He speaks little, smokes too much, plays the saxophone alone. He is not a master of sound, but a prisoner of his own recordings. What he captures, he hoards. What he hears, he chews over. He is both predator and prey of sound.
Coppola, here, deconstructs the world into auditory layers. With each replay of the same tape, a detail shifts, a tone veers off, a word thickens. It is the same conversation, but never the same listening.
One might think this is a film about espionage, but it is nothing like a thriller. There is no resolution, no revelation. Only voices, fragments, accidents of meaning. Truth—if there is such a thing—is a paranoid construction, a mental mirage. Coppola’s brilliance lies in moving the threat inward. It doesn’t come from others—it comes from within. It is Harry who, by endlessly scrutinizing, cutting, listening, collapses into his own perception. There may be no secret to uncover—only a man coming undone.
And then there is that harrowing scene in which Harry tears apart his apartment. Furniture by furniture, board by board. He searches for the microphone betraying him. But what he’s really chasing is the source of his own unraveling. He lays his intimacy bare, guts his space like a body opened in search of the symptom. He finds nothing. Except, perhaps, the cruel irony of having trapped himself. In the end, all that remains is him, sitting amidst the wreckage, playing the saxophone in a domestic desert. His only refuge: a sound he produces, he controls, he still believes to be his own.
Perhaps I love this film so much because it teaches us that seeing, hearing, knowing—these are not neutral acts. They implicate, they damage. One does not emerge unscathed from having listened too well.
]]>Il y a, pour moi, dans Un homme et une femme quelque chose d’irritant, de trop doux, de trop bien posé. Comme une conversation qu’on surprend au restaurant, entre deux amants d’âge mûr, heureux d’être vus ensemble, de parler bas, de s’échanger des silences et des regards.
On voit la mise en scène de l’amour plus que son tremblement. Et peut-être que mon refus vient de là, de ce vernis de tendresse posé sur une douleur que le film effleure sans jamais la mordre. Un film qui se regarde être un film d’amour, mais qui n’éprouve pas ce que cela coûte vraiment d’aimer encore après avoir perdu.
Lelouch a souvent été regardé comme un formaliste sentimental, un pionnier du montage elliptique, du glissement chromatique entre noir et blanc et couleur, du récit découpé comme une rêverie. Mais cette audace formelle peut aussi être ressenti, plus simplement, comme un habillage. L'utilisation de toutes ses formes tournent souvent à l’exercice de style.
Trintignant et Aimée s’aiment, peut-être. Mais on doute qu’ils souffrent. Leur douleur est déjà esthétisée, nettoyée, transformée en pause musicale. Ils sont beaux, bien habillés, bien cadrés, bien tristes. On ne les sent pas abîmés, seulement ralentis. Le veuvage, ici, ne saigne pas. Il se stylise avec du Francis Lai et des chabadabadas en fond sonore.
Il y a une sensation de luxe discret qui traîne derrière chaque plan, de sensualité timide mais très étudiée. On regarde deux êtres se frôler, et ce frôlement est si beau qu’il en devient suspect. On attend l’accroc, le mot de trop, le silence trop long : il ne vient jamais. C’est peut-être ça, au fond, qui dérange. Que rien ne vienne faire vaciller la ligne. Que le film traverse la douleur comme on traverse un couloir d’hôtel.
Et pourtant, tout est là : la perte, la solitude, la peur d’aimer à nouveau. Mais tout est tenu à distance, comme si l’émotion devait être apprivoisée, esthétisée, mise sous vitrine. Le film ne cherche pas la vérité du trouble, il cherche son image. Il ne veut pas comprendre ce que c’est qu’aimer de nouveau, il veut en capturer la beauté. Lelouch filme le couple comme un objet esthétique. Il ne filme pas le conflit intérieur, mais son reflet dans une vitre.
Et peut-être que mon rejet tient à cela. À ce jeu de faux-semblants. À ce refus de friction. À ce romantisme bourgeois, où l’amour est une manière de bien se tenir, d’aimer en silence, de traverser le chagrin en foulard Hermès. À cette distance entre ce qui est dit et ce qui est ressenti. À cette manière d’enrober la peine dans du velours, de lisser toute aspérité pour que l’élan amoureux tienne en une chanson.
Ce n’est pas que Un homme et une femme soit un mauvais film. Il est même d’une précision rare, d’une beauté délicate. Mais c’est une beauté de papier glacé, de musique douce, de regards consensuels. L’amour est là, mais on ne sent pas son prix. On n’entend pas ce qu’il en coûte d’y revenir.
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Un homme et une femme has always irritated me—too soft, too polished, too self-satisfied. Like overhearing a conversation at a restaurant between two mature lovers, pleased to be seen together, speaking in hushed tones, exchanging silences and glances.
You see the staging of love more than its tremor. And maybe that’s where my resistance comes from—from this varnish of tenderness laid over a pain the film brushes against but never truly bites. It’s a film that watches itself being a love story, but never seems to feel what it truly costs to love again after loss.
Lelouch has often been seen as a sentimental formalist, a pioneer of elliptical editing, of fluid chromatic shifts between black and white and color, of narratives cut like daydreams. But this formal boldness can also feel, more simply, like ornamentation. These devices often turn into exercises in style.
Trintignant and Aimée are in love—perhaps. But one doubts they suffer. Their pain is already aestheticized, cleaned up, transformed into a musical interlude. They are beautiful, well-dressed, well-framed, well-sad. They don’t feel damaged—only slowed down. Widowhood here doesn’t bleed. It is stylized with Francis Lai and chabadabada in the background.
A discreet sense of luxury lingers behind every frame—a shy, curated sensuality. We watch two people brush against one another, and that brush is so beautiful, it starts to feel suspicious. You wait for the rupture, the misplaced word, the silence that stretches too long—but it never comes. That may be the deepest discomfort: that nothing ever wavers. The film moves through pain like one walks down a hotel corridor.
And yet, everything is there: loss, loneliness, the fear of loving again. But it’s all kept at a distance, as if emotion must be tamed, aestheticized, placed behind glass. The film doesn’t seek the truth of the turmoil—it seeks its image. It doesn’t want to understand what it means to love again—it wants to capture its beauty. Lelouch films the couple like an aesthetic object. He doesn’t film inner conflict, but its reflection in a pane of glass.
And perhaps my rejection stems from that—from this game of appearances, this refusal of friction. From this bourgeois romanticism, where love is a way of carrying oneself well, of loving quietly, of mourning in Hermès scarves. From this distance between what is said and what is felt. From this way of wrapping sorrow in velvet, smoothing every rough edge so that romantic impulse fits into a single melody.
It’s not that Un homme et une femme is a bad film. It is, in fact, unusually precise, delicately beautiful. But it’s a beauty of glossy paper, soft music, and consensual gazes. Love is there, yes—but we don’t feel its cost. We don’t hear what it takes to return to it.
Viridiana est un film qui ne croient plus, qui ne pardonnent plus, qui ne désirent plus l’illusion d’un monde sauvé par la pureté. Tout est là, pourtant : une jeune femme au visage lavé, vêtue comme une religieuse, et en face, le monde, sale, tremblant, profanateur.
Cependant, Luis Buñuel n’oppose pas la foi à l’athéisme, la vertu à la dépravation, le sacré au profane : il regarde comment les formes se gangrènent, comment les gestes se pervertissent à force d’être purs, comment l’icône se fissure sous la persistance du réel.
Le génie du film, c’est qu’il avance masqué. Ici, la mise en scène est classique : cadres nets, profondeur de champ contrôlée, lumière diurne, gestes cadrés et raccords invisibles. Mais c'est cette netteté qui deviendra plus tard une arme.
Buñuel filme la foi comme on filme un leurre. Viridiana veut bien faire, veut sauver, veut incarner quelque chose de supérieur au monde. Mais le monde ne l’attend pas. Le monde la regarde, la contourne, l’absorbe. Elle devient son propre paradoxe : en cherchant à répandre la grâce, elle devient outil de pouvoir, de mépris et de violence.
On a beaucoup écrit sur la scène du repas. Les mendiants rejouant la Cène, mais avec les rires gras, les postures inversées, les regards hagards. Ce moment est plus qu’une satire : c’est une apocalypse domestique.
Ici, tout ce qui tenait ensemble l’ordre des choses (la table, le pain, l’image pieuse) est soudain retourné. Le vin devient glaviot, l’hostie devient injure. Buñuel ne ridiculise pas la religion : il montre ce qu’elle produit quand elle refuse de voir. Les apôtres sont ivres, lubriques, grotesques. Ils n'ont pas trahi le Christ : ils n’ont jamais été invités. Ils s’invitent, ils s’installent, ils pillent, parce que l’illusion de charité les a rendus objets, puis monstres.
Et puis il y a le crucifix-couteau. C’est une icône parfaite : dans l’objet même qui promet la paix, une lame. Dans l’amour, une violence prête à jaillir. Il n’y a rien à interpréter ici : tout est dit. Le sacré contient sa propre perversion. Buñuel n’a pas besoin d’y insister.
Mais Viridiana n’est pas un pamphlet. Ce qui fascine, c’est sa retenue, sa précision. Chaque scène prépare la suivante par érosion. L’idée n’est pas de convaincre, mais d’. la croyance, l’espoir, la bonté jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un sol nu, presque sec, où plus rien ne pousse.
Le final est à ce titre une image d’une puissance obscure : Viridiana, autrefois consacrée à Dieu, assise à la table d’un homme, prête à jouer aux cartes. Pas de chute. Pas d’élévation. Juste l’acceptation d’un monde sans miracle. Elle ne devient pas mauvaise, elle devient présente. Là, dans la pièce, sans voile.
On sort de ce film comme d’un rêve vidé de ses promesses. On croyait entrer dans une parabole, on en sort avec une corde, un couteau, des corps usés, des regards qui ne savent plus prier. Ce que Buñuel filme, c'est le point de rupture, la fatigue de la foi. C’est là que se tient le cinéma de Viridiana.
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Viridiana is a film that no longer believes, no longer forgives, no longer desires the illusion of a world redeemed by purity. And yet, everything seems in place: a young woman with a washed-out face, dressed like a nun, and before her, the world—filthy, trembling, desecrating.
But Luis Buñuel doesn’t pit faith against atheism, virtue against depravity, the sacred against the profane. He watches instead how forms decay, how gestures become corrupted by the very excess of their purity, how the icon fractures under the persistence of the real.
The film’s genius lies in its disguise. Here, the direction is classical: clean frames, controlled depth of field, daylight lighting, measured gestures and invisible cuts. But this clarity becomes, later, a weapon.
Buñuel films faith as one would a decoy. Viridiana wants to do good, to save, to embody something above the world. But the world does not wait for her. It watches, skirts, and absorbs her. She becomes her own paradox: in attempting to spread grace, she becomes an instrument of power, of contempt, of violence.
Much has been written about the banquet scene—the beggars reenacting the Last Supper with lewd laughter, inverted postures, vacant stares. But this moment is more than satire: it is a domestic apocalypse.
Here, everything that once held order (the table, the bread, the sacred image) is suddenly inverted. Wine becomes spittle, the host becomes insult. Buñuel doesn’t ridicule religion; he shows what it becomes when it refuses to see. These apostles are drunken, lustful, grotesque. They have not betrayed Christ—they were never invited. They invite themselves, settle in, ransack—because the illusion of charity first made them objects, then monsters.
And then there is the crucifix-knife. A perfect icon: within the object that promises peace, a blade. In love, a violence ready to erupt. There is nothing to interpret here—everything is already said. The sacred bears its own perversion. Buñuel doesn’t insist—he simply shows.
But Viridiana is no pamphlet. What fascinates is its restraint, its precision. Each scene prepares the next by erosion. The aim is not to convince, but to wear down. To wear down belief, hope, and goodness until nothing is left but bare earth—nearly dry—where nothing grows.
The ending is an image of obscure power: Viridiana, once consecrated to God, sitting at a man’s table, ready to play cards. No fall. No ascension. Just the acceptance of a world without miracles. She does not become wicked; she becomes present. There, in the room, unveiled.
You exit this film as from a dream emptied of its promises. You thought you were entering a parable; you leave with a rope, a knife, worn bodies, eyes that no longer know how to pray. What Buñuel films is the breaking point—the exhaustion of faith. That is where Viridiana’s cinema resides.
]]>Il pleut, et sous la pluie, le monde semble flou mais intensément présent. C’est là que Les Parapluies de Cherbourg trouve sa matière. Pas un film, au fond, mais un état d’âme fixé sur pellicule. Jacques Demy n’expose pas des faits, il propose une idée : celui d’aimer trop tôt, de perdre trop vite, de chanter encore alors que tout s’est déjà tu.
Dès les premiers plans, une caméra aérienne s’abat sur Cherbourg, en aplats colorés, en lignes obliques, en plans géométriques. Le film est entièrement chanté, et c’est cela, le geste fondateur : abolir la parole, abolir la prose, pour ne garder que le vers, le chant.
Ici, la caméra accompagne en plan-séquence, elle danse mais cherche également stabilité : tout est continuum, fluide. Le découpage classique s’effondre dans cette décision radicale d’épo le temps, non pour le contrôler, mais pour le laisser faire son œuvre de corrosion.
Et puis il y a les couleurs. Non pas les couleurs comme effet, mais comme syntaxe. Le rose dragée de l’amour naissant, le vert pétrole des espoirs masculins, le crème mortifère de la résignation bourgeoise. C’est un film-météo, où l’ensoleillement affectif varie à chaque coin de rue. Demy ne filme pas une ville : il filme des émotions qui changent d’habits.
Là où un autre cinéaste aurait tenté l’illusion du naturel, Demy fait le choix inverse. Il assume la frontalité, l’artifice, la pose. Les personnages nous regardent presque, sans jamais briser le cadre. Ce théâtre filmé installe une distance paradoxale : on est à la fois devant la scène et au cœur du drame. Et l'émotion affleure précisément parce qu’elle est cadrée, cadrée comme un souvenir qu’on ne peut pas retoucher.
Et pourtant, dans cet écrin trop parfait, quelque chose vacille. La guerre d’Algérie fissure le vernis. Elle déplace Guy, brise l’axe amoureux, impose au récit une courbure tragique. La gare devient lieu de désamour, d’irrémédiable. Il n’y aura pas de retour, seulement un après trop tardif, trop pâle.
La station-service finale, nue, blanche, froide, agit comme un lieu négatif. C’est l’antithèse de la boutique de parapluies. Là où l’on vendait de la protection fragile, on distribue maintenant du carburant pour continuer à avancer. Guy, en tablier, regarde Geneviève. Il ne chante plus. Ils ne s’aiment plus ou différemment. Tout a été dit, dans les interstices, dans les silences d’un chant qui a cessé.
L’enfant, silencieux, est là. Il ne chante pas, lui aussi. Il regarde, il écoute peut-être. Il est ce qui reste. Une preuve, muette, que quelque chose a eu lieu. L’amour n’a pas duré, mais il a existé.
Alors on comprend : Les Parapluies de Cherbourg n’est pas un mélodrame. C’est une élégie, un chant de deuil en majeur. C’est un film qui croit encore à la beauté du mensonge, à la puissance du faux pour dire le vrai.
Demy filme la perte non comme un fracas, mais comme une pluie continue. Une pluie qui efface les contours, qui dissout les promesses, mais qui, dans sa constance, finit par devenir habitude, c’est peut-être cela, le vrai sujet du film.
Il pleut encore. La dernière note s’éteint. Il ne reste que le silence, habité. Et des couleurs, qui persistent un peu.
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It rains—and in the rain, the world appears blurred yet intensely present. This is where The Umbrellas of Cherbourg finds its substance. Not quite a film, but rather a state of mind captured on celluloid. Jacques Demy doesn’t present facts; he offers an idea: that of loving too soon, losing too quickly, and still singing even after everything has already fallen silent.
From the first shots, an aerial camera swoops over Cherbourg—color-blocked, diagonally lined, geometrically framed. The film is entirely sung, and this is its founding gesture: the abolition of speech, of prose, leaving only verse, only song.
Here, the camera glides in long takes, it dances but also seeks steadiness. Everything flows, unbroken. Classical découpage collapses in the radical decision to embrace time—not to control it, but to let it erode.
And then there are the colors. Not as aesthetic flourish, but as syntax. The candy pink of budding love, the petrol green of masculine hope, the deathly cream of bourgeois resignation. This is a meteorological film, where emotional weather changes at every street corner. Demy doesn’t film a city; he films feelings trying on different costumes.
Where another filmmaker might have aimed for the illusion of realism, Demy chooses the opposite. He embraces artifice, directness, pose. The characters nearly look at us, though never breaking the frame. This filmed theater creates a paradoxical distance: we’re both in front of the stage and inside the drama. And emotion emerges precisely because it is framed—framed like a memory we can’t retouch.
Yet within this too-perfect jewel box, something trembles. The Algerian War cracks the veneer. It displaces Guy, breaks the axis of love, imposes a tragic curvature on the plot. The train station becomes a site of un-love, of irreversibility. There will be no return—only an after, too late, too pale.
The final gas station, bare, white, cold, acts as a negative space. The antithesis of the umbrella shop. Where once fragile protection was sold, fuel is now dispensed—to keep going. Guy, in his apron, looks at Geneviève. He no longer sings. They no longer love each other, or love differently. Everything has already been said, in the gaps, in the silences of a song that has ended.
The child, silent, is there. He does not sing either. He watches, perhaps listens. He is what remains. A mute proof that something did happen. Love didn’t last—but it existed.
Then we understand: The Umbrellas of Cherbourg is not a melodrama. It is an elegy—a mourning song in a major key. A film that still believes in the beauty of the lie, in the power of the artificial to express the truth.
Demy films loss not as a rupture, but as a steady rain. A rain that blurs edges, dissolves promises, but through its constancy, becomes routine. That may be the film’s real subject.
It’s still raining. The last note fades. All that remains is silence—inhabited. And the colors, lingering just a little longer.
]]>Quand ent les cigognes nous donne à voir un monde de cendres animé. On croit d’abord voir une tragédie d’amour, mais très vite, on comprend que ce n’est pas de l’amour dont il s’agit, mais de sa disparition même, de ce que la guerre, la vraie, fait à l’amour, au regard, à la chair et aux gestes.
Chez Kalatozov, il n’y a pas de surplomb possible, aucun plan d’ensemble stabilisateur, aucune distance morale depuis laquelle juger les événements. Tout est emporté dans le même mouvement, celui d’un monde qui vacille, et dans lequel la caméra devient l’unique boussole. C’est elle, véritable héroïne du film, qui vacille dans les escaliers, chute avec Veronika, remonte dans les hauteurs d’un Moscou et son âme soviétique. Une caméra qui voit depuis la faille, depuis la douleur.
Veronika, justement. Samoïlova incarne une femme que le film ne cherche jamais à expliquer, encore moins à enfermer dans une posture. Veronika est ce qu’il reste quand tout s’est effondré : ni figure de propagande, ni victime exemplaire. Elle attend, oui, mais ce n’est pas l’attente comme fidélité. C’est l’attente comme arrachement.
Le grand absent du film, c’est Boris, disparu non seulement dans le récit, mais dans l'image elle-même. Il n’a pas de tombe, pas d’épitaphe, pas de dernier mot. Il n’est qu’un souvenir.
Il faut voir comment Kalatozov filme la foule, non comme une masse unie, mais comme une polyphonie dissonante. Une multitude d’individus qui se croisent, se cherchent, s’ignorent, s’effondrent. Chaque mouvement de caméra est une question posée au corps social : que faire de tant de douleur ? Comment tenir debout quand tout a été brisé ? Et le film ne répond pas, il fait mieux : il montre l’éclat de la résistance dans le seul fait de continuer à marcher, à aimer, à regarder.
Et puis il y a ce plan, à la fin. Les cigognes, là-haut. Elles disent autre chose, plus ambivalent, plus profond : que malgré tout, il y a un ciel, qu’il y a encore un au-delà du chagrin.
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The Cranes Are Flying shows us a world of living ashes. At first, it seems to be a tragedy of love—but very quickly, it becomes clear this is not about love, but about its very disappearance, about what war—real war—does to love, to the gaze, to flesh, to gestures.
With Kalatozov, no position of moral distance is possible—no stabilizing wide shot, no vantage point from which to judge. Everything is swept into the same trembling movement, a world teetering on the edge, and the camera becomes the only com. It is the true protagonist, staggering down staircases, collapsing with Veronika, rising above the rooftops of Moscow and its Soviet soul. A camera that sees from the wound, from within the pain.
And Veronika—played by Samoilova—is a woman the film never tries to explain, let alone reduce to a single posture. She is what remains after everything has collapsed: neither a propaganda symbol nor a model victim. She waits, yes, but not out of loyalty. Her waiting is a form of tearing.
The great absence in the film is Boris—not only absent from the narrative, but from the image itself. No grave, no epitaph, no final words. He is a memory.
Watch how Kalatozov films the crowd—not as a united mass, but as a dissonant polyphony. A multitude of individuals brushing past each other, seeking each other, ignoring, collapsing. Every movement of the camera is a question asked of the social body: what are we to do with so much pain? How can we remain upright when everything has been broken? And the film does not answer—it does something better. It shows the shimmer of resistance in the simple act of walking, of loving, of looking.
And then, at the end, that shot: the cranes, flying above. They speak of something else—more ambivalent, deeper. That despite everything, there is still a sky. That beyond grief, there remains an elsewhere.
]]>Une aussi longue absence est un film que l’on croit mince, mais qui pourtant charrient un siècle, ses absents, ses crimes, et ses oublis.
C'est un film qui parle d'un bistrot, d'une femme et d'un clochard. Un film de pluie fine, de reflets et de seuils. Le seuil d’un café que l’on pousse chaque jour. Le seuil d’un regard qui ne reconnaît pas. Le seuil d’un monde d’après où plus rien ne s’accorde. La guerre est terminée, mais tout commence ici : ce qui reste, c’est cette femme (Alida Valli) qui croit reconnaître dans un SDF amnésique l’homme qu’elle aimait, disparu pendant la déportation. Tout est là. Une croyance, une supposition, un amour. Et le film ne racontera rien d’autre.
Le cadre de Colpi est stable, les mouvements rares, le montage feutré. Rien ne vient souligner le drame. Et c’est justement cette pudeur qui devient bouleversante.
On pourrait dire que l’amnésie, ici, est le nom donné à l’état du monde. Le clochard sans mémoire n’est pas seulement un homme abîmé, il serait la métaphore d’une société qui ne sait plus comment porter ses morts. Il incarne ce reste que la des années 60 (déjà tournée vers la modernité et ses vitrines) préfère ignorer : les disparus, les revenants, les éclopés de l’histoire. Il traverse les plans comme une béance mobile. Il ne sait plus qui il est, mais son corps, lui, sait qu’il fut.
Ce n’est pas un film qui avance, c’est un film qui résiste au mouvement. Il s’attarde, il bute, il hésite. Comme si toute affirmation risquait d’écraser la vérité fragile qu’il cherche à toucher. Et cette vérité, peut-être, est celle-ci : le é n’est pas un lieu où l’on peut retourner, ou que l'on peut retrouver.
Le bistrot de Thérèse devient alors un théâtre. Une scène minuscule où se rejoue l’Histoire à l’échelle d'homme. Elle y attend, refusant que l’oubli gagne. Elle parle, elle insiste, elle raconte. Elle tente de ranimer une mémoire qui se dérobe. Et c’est là que le film touche à une forme de sublime inversé : il ne montre pas la réminiscence triomphante, mais son échec.
Car Une aussi longue absence n’est pas une affaire privée. C’est un film profondément collectif. Il parle de ces blessures que l’on a mal recouvertes, de ces noms qui ne figurent sur aucun monument. Il dit ce que c’est que d’être resté, de n’avoir pas péri mais de vivre avec l’absence de l’autre. C’est un film pour les vivants endeuillés.
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A Man Named... is a film that seems slight at first glance, yet it carries with it a century—its absences, its crimes, and its forgettings.
It is a film about a café, a woman, and a vagabond. A film of soft rain, of reflections and thresholds. The threshold of a café door pushed open each day. The threshold of a gaze that no longer recognizes. The threshold of a postwar world in which nothing quite fits anymore. The war is over, but everything begins here: what remains is this woman (Alida Valli), who believes she recognizes in an amnesiac vagrant the man she once loved, vanished during the deportation. That is the whole story. A belief, a supposition, a love. And the film will tell nothing more.
Colpi’s framing is steady, his camera movements rare, his editing hushed. Nothing underlines the drama. And it is precisely this restraint that becomes heartbreaking.
One might say that amnesia, here, is the name given to the state of the world. The memoryless vagrant is not just a broken man—he becomes the metaphor for a society that no longer knows how to carry its dead. He embodies what postwar in the 1960s—already turning toward modernity and storefronts—would rather forget: the disappeared, the returnees, the limping remains of history. He crosses the frame like a mobile wound. He no longer knows who he is, but his body re that it once did.
This is not a film that moves forward—it is a film that resists movement. It lingers, stumbles, hesitates. As if any firm declaration might crush the fragile truth it seeks to touch. And perhaps that truth is this: the past is not a place to which one can return, nor something one can recover.
Thérèse’s café becomes a stage. A modest scene on which History is replayed at the scale of a single human being. She waits there, refusing to let forgetting win. She speaks, she insists, she re aloud. She tries to revive a memory that keeps slipping away. And it is there that the film reaches a kind of inverted sublime: it does not show triumphant recollection, but its failure.
For A Man Named... is not a private story. It is profoundly collective. It speaks of wounds poorly bandaged, of names inscribed on no memorial. It speaks of what it means to have remained—not to have died, but to live with the absence of the other. It is a film for the grieving who go on living.
]]>On pourrait d'emblée dire que la Dolce Vita flotte sur la surface d’un monde dont la profondeur s’est évaporée. Ce que Fellini compose ici, c’est une tragédie sans chœur, une apocalypse élégante dont le héros ne tombe pas mais s’effiloche, lentement, dans les plis d’une réalité sur-signifiante.
Marcello Mastroianni épouse Marcello Rubini, son inconsistance, ses esquives, ses demi-élans. C’est un homme troué, sans lieu fixe, qui ne cesse de fuir le cœur battant des choses pour se réfugier dans les lueurs de la surface. Il est partout à moitié, et nulle part tout à fait. Le père qui s’éclipse, la fiancée que l’on fuit, l’amante trop idéale, l’enfant inaccessible. Chaque figure que le film lui tend, s’efface aussitôt. Ce n’est pas qu’il renonce. Fellini filme ce vide sans le remplir, ce vide qui n’est pas un manque, mais un trop-plein de signes, d’images, de sons dans une Rome saturée de sa propre représentation.
La Rome de La Dolce Vita est un lieu baroque qui tourne sans fin, une ville possédée par son propre reflet. L’image y est omniprésente, mais elle n’ouvre sur rien. Elle renvoie sans cesse à elle-même, comme une icône vidée de toute consistance. On ne regarde plus, on consomme. On ne parle plus, on performe et l’actrice Sylvia (Anita Ekberg) l’incarne parfaitement.
Fellini saisit ce moment où le sacré ne disparaît pas mais change de forme. Où l’on ne croit plus à Dieu, mais où l’on croit encore à l’image. La scène de la Madone est exemplaire : des enfants “voient” la Vierge, les caméras les encerclent, la foule s’agglutine, les corps se pressent. Le miracle n’est pas la vision, mais le dispositif qui la produit. Le spirituel est devenu spectacle.
Et pourtant, le film n’est jamais cynique. Lorsque Marcello retrouve Steiner, l’intellectuel raffiné, il croit encore à une possible issue, un modèle d’intelligence, de recul, de dignité. Mais Steiner aussi est une chimère. Et sa disparition, brutale, tragique, referme toute voie d’émancipation. Même la pensée ne sauve plus. Même la culture échoue à donner forme à l’existence.
Et puis vient la fin. Une plage. Un monstre marin échoué. Une fille blonde, pure, comme surgie d’un ailleurs. Elle parle, mais Marcello ne l’entend pas. La musique se retire. Il reste ce regard caméra, ce silence épais. Ce n’est pas une clôture, c’est une séparation définitive. Le monde n’est plus partageable. On ne se comprend plus. On ne s’entend plus. Elle ne vient pas guérir, mais attester que quelque chose a été définitivement perdu.
Et pourtant. Et pourtant, Fellini laisse filtrer quelque chose qui relève encore de la grâce. Non pas une rédemption, mais un regard. Une manière de cadrer, d’enrouler les corps dans la lumière, de suivre un mouvement jusqu’à son point de décomposition.
Le film est un mausolée baroque, un tombeau pour une époque qui croyait encore pouvoir célébrer la vie dans les éclats du luxe, du sexe, de l’art, de la modernité. Et ce tombeau est beau. Il scintille. Il nous aspire. Comme Marcello, on voudrait y rester. Mais la mer monte. Et avec elle, emporte tout.
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One might say from the outset that La Dolce Vita floats upon the surface of a world whose depth has evaporated. What Fellini composes here is a tragedy without a chorus, an elegant apocalypse in which the hero does not fall but slowly unravels within the folds of an over-signifying reality.
Marcello Mastroianni fuses with Marcello Rubini—his evasiveness, his half-gestures, his hollow charm. He is a perforated man, with no fixed place, constantly fleeing the pulsing heart of things for the flickering lure of surfaces. He is always halfway somewhere, but never fully anywhere. The father who vanishes, the fiancée he escapes, the lover too ideal, the child forever out of reach—each figure the film offers him dissolves almost instantly. It is not that he relinquishes; Fellini films the void without trying to fill it—a void not of absence, but of excess: of signs, of images, of sounds in a Rome saturated with its own representation.
The Rome of La Dolce Vita is a baroque place spinning endlessly, a city possessed by its own reflection. The image is everywhere, yet it opens onto nothing. It loops back onto itself, like an icon drained of substance. There is no longer observation—only consumption. No longer speech—only performance. And the actress Sylvia (Anita Ekberg) embodies this perfectly.
Fellini captures that moment when the sacred does not disappear, but changes form. When belief in God fades, but belief in the image persists. The scene of the Madonna is telling: children “see” the Virgin, cameras close in, the crowd gathers, bodies jostle. The miracle is not the vision, but the apparatus that produces it. The spiritual has become spectacle.
And yet, the film is never cynical. When Marcello visits Steiner, the refined intellectual, he still believes in a possible escape, a model of intelligence, of restraint, of dignity. But Steiner, too, is a mirage. And his brutal, tragic disappearance closes off any path to redemption. Even thought can no longer save us. Even culture fails to shape existence.
Then comes the end. A beach. A washed-up sea monster. A blonde girl, pure, as if from another world. She speaks, but Marcello cannot hear her. The music fades. What remains is a look into the camera, a thick silence. It is not a conclusion—it is a definitive severing. The world is no longer shareable. We no longer understand each other. We no longer hear. She does not come to heal, but to attest that something has been irretrievably lost.
And yet. And yet, Fellini lets something filter through—something akin to grace. Not redemption, but a gaze. A way of framing, of winding bodies into light, of following a movement to its point of disintegration.
The film is a baroque mausoleum, a tomb for an era that still believed it could celebrate life through the excesses of luxury, sex, art, and modernity. And this tomb is beautiful. It glitters. It draws us in. Like Marcello, we want to stay there. But the tide is rising. And with it, everything is swept away.
]]>La Loi du Seigneur est un film qui a peur. Peur de son sujet, peur de la guerre, peur du doute. Le dilemme moral qu’il prétend explorer reste suspendu, jamais incarné, comme si Wyler redoutait de salir la nappe blanche.
Ici, chaque personnage se voit assigné à un rôle fonctionnel : le père bon mais un peu buté, la mère pieuse et inflexible, le fils bouillant de virilité contenue. Mais rien ne déborde, rien ne tremble, rien ne trouble vraiment cette mécanique dramatique trop bien huilée. Même les rares incursions de l’extérieur (la foire, les soldats, la joute musicale) semblent filtrées par un vernis moral.
Gary Cooper semble ici engoncé dans une figure paternelle idéalisée, vaguement amusée, vaguement sceptique, mais toujours du bon côté de la ligne. Son dilemme moral ne prend jamais chair, il reste en surface, soumis à une narration qui préfère la parabole à la faille. À aucun moment le film ne prend le risque, il reste propre, poli, en costume du dimanche.
La mise en scène est d’une élégance comée, sans éclat ni tension, comme si le cinéma lui-même devait se mettre au diapason des vertus quaker : humilité, retenue, refus de l’emphase. Mais alors, pourquoi en faire un film ? Pourquoi poser une question morale si c’est pour y répondre avec tant de prudence, tant de crainte, tant de distance ?
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Friendly Persuasion is a film that’s afraid. Afraid of its subject, afraid of war, afraid of doubt. The moral dilemma it claims to explore remains suspended, never embodied—as if Wyler were afraid to stain the white tablecloth.
Each character here is assigned a functional role: the good but stubborn father, the devout and unbending mother, the son simmering with restrained virility. But nothing spills over, nothing shakes, nothing truly unsettles this overly well-oiled dramatic machine. Even the few incursions from the outside world—the fair, the soldiers, the musical duel—seem filtered through a moral glaze.
Gary Cooper feels trapped in an idealized paternal figure: vaguely amused, vaguely skeptical, but always safely on the right side of the line. His moral conflict never takes on flesh; it remains on the surface, confined to a narrative that prefers parable over fracture. At no point does the film take a risk—it stays neat, polite, dressed in Sunday best.
The direction is of a restrained elegance, without spark or tension, as if cinema itself were required to mirror Quaker virtues: humility, restraint, a rejection of flourish. But then, why make a film at all? Why pose a moral question only to answer it with such caution, such timidity, such distance?
]]>Il y a dans Le Monde du silence une sensation primitive, comme si le cinéma, ce jeune art du siècle, retrouvait soudain son innocence, celle de la première fois. Non pas la première fois qu’un homme voit la mer, mais la première fois qu’il la regarde avec une caméra. Non pas l’émerveillement candide d’un touriste fasciné par l’exotisme des profondeurs, mais le frisson d’un regard qui se découvre capable de voir la contenance du liquide qui recouvre le monde.
À bord de la Calypso, le film nous montre d'abord la beauté. La beauté dans les images de poissons rayonnants, d’anémones ondoyantes, d’algues et de tortues.
On a souvent reproché à Le Monde du silence sa brutalité, son rapport de force avec la nature, son regard encore colonial sur le vivant. Et ces critiques sont fondées. Mais elles ne suffisent pas. Ça serait une erreur de réduire le film à l’idéologie qu’il véhicule. Car le monde marin n’est pas ici une métaphore, il est une matière. Une matière qui se donne à voir mais qui se refuse au langage, qui reste étrangère même quand on la filme au plus près.
Ce n’est pas un hasard si Louis Malle, tout jeune alors, s’est glissé dans cette entreprise. Son montage cherche l’accident, l’écart, la surprise. Il transforme l’expédition en récit de sensations. Et ce que l’on retient finalement, ce ne sont pas les catalogues zoologiques, ni même les exploits techniques, mais ces moments suspendus où le temps semble ralenti. Cette brèche temporelle, cette façon qu’a le film de s’abandonner au rythme du monde qu’il filme, c’est là qu’il devient grand.
Le Monde du silence est ainsi traversé d’un paradoxe fécond : il est à la fois film de domination et film d’émerveillement, archive d’un regard conquérant et poème (in)volontaire sur la faune et la flore. Il est un document historique, bien sûr, mais aussi une expérience sensorielle.
Comme si, à force de descendre, de plonger, de s’enfoncer dans l’obscur, Cousteau et ses hommes avaient fini par toucher quelque chose de plus profond qu’eux : la possibilité d’un autre rapport au monde, moins vertical, moins bavard, plus humble peut-être.
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There is something primitive in The Silent World, as if cinema—this young art of the century—were suddenly rediscovering its innocence, the innocence of a first time. Not the first time a man sees the sea, but the first time it is truly looked at through the eye of a camera. Not the wide-eyed wonder of a tourist dazzled by the exoticism of the deep, but the shiver of a gaze awakening to its ability to perceive the shape of the liquid that covers the world.
Aboard the Calypso, the film first shows us beauty. The beauty of radiant fish, swaying anemones, drifting algae, and gentle turtles.
The Silent World has often been criticized for its brutality, for the power dynamics it imposes on nature, for the colonial gaze it casts on the living. And those critiques are justified. But they are not sufficient. It would be a mistake to reduce the film to the ideology it conveys. Because the marine world here is not a metaphor—it is matter. A matter that allows itself to be seen but resists language, remaining foreign even when filmed up close.
It is no coincidence that Louis Malle, then very young, took part in this endeavor. His editing seeks out accidents, digressions, surprises. He turns the expedition into a narrative of sensations. And what stays with us in the end are not zoological inventories, nor even technical feats, but those suspended moments where time itself seems to slow. This temporal breach, this way the film surrenders to the rhythm of the world it films—that’s where it becomes great.
The Silent World is thus charged with a fertile paradox: it is both a film of domination and a film of awe, an archive of a conquering gaze and an (unintentional) poem on fauna and flora. It is, of course, a historical document—but also a sensory experience.
As if, by descending, diving, sinking ever deeper into the unknown, Cousteau and his men had ended up touching something greater than themselves: the possibility of a different relation to the world—less vertical, less verbose, perhaps more humble.
]]>Avec Marty, Delbert Mann ne filme pas un héros : il filme un homme qui n’a jamais pensé pouvoir en être un. Un boucher du Bronx, la quarantaine timide, la voix voilée de politesse, le corps un peu trop lourd pour l’époque, pour les bals, pour l’amour. Il ne s’agit pas de faire un drame de cette solitude, ni de la sublimer : il s’agit simplement de l’habiter, avec une attention si fine qu’elle en devient bouleversante.
Il n’y a rien à faire le samedi soir. Cette phrase, répétée avec une lassitude en forme de constat, devient le leitmotiv d’une génération invisible, échouée entre la guerre ée et les promesses floues de l’American Dream. Marty n’a pas de rêve. Il a des horaires. Il a une mère. Il a une rue. C’est tout. Et c’est dans ce presque rien que le film va puiser une densité humaine rare.
Le film est fait d’attentes minuscules : un appel téléphonique, une valse, un regard qui hésite à soutenir l’autre. Il faut toute la tendresse et l’intelligence d’un Ernest Borgnine pour faire de ce corps ordinaire un monument fragile, un héros par défaut, un homme qui se demande s’il mérite, vraiment, d’être aimé. Car Marty ne parle que de cela, au fond : de la peur d’être un rebut, un reste, une vie sans événement. Et il en parle sans forcer, sans effets, à hauteur de trottoir.
Il y a quelque chose de profondément politique dans cette attention portée aux existences mineures. La caméra de Mann épouse l’espace domestique, non pour le dramatiser, mais pour en capter les tensions sourdes : la mère intrusive, les cousins moqueurs, les amis blessants sous couvert de camaraderie. Il impose des normes, des rôles, des récits pré-écrits. Tu es un homme, donc tu dois séduire, dominer, plaire.
La rencontre avec Clara, elle aussi maladroite, effacée, n’est pas une idylle. C’est une possibilité. Ce n’est pas une ion. C’est un courage. Le film sait qu’aimer n’est pas simple quand on ne s’est jamais senti aimable. Et qu’il faut une force considérable pour affronter non seulement les autres, mais aussi le regard que l’on porte sur soi. Ce que Marty montre irablement, ce sont ces micro-batailles qui n’ont rien de spectaculaire.
Cependant, il est certain qu'on peut lui voir dans une esthétique et des gestes datés, un rythme trop lent, une théâtralité un peu molle, mais c’est peut-être aussi ce qui fait le charme des vieux films si on sait en prendre conscience.
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With Marty, Delbert Mann doesn’t film a hero—he films a man who never imagined he could be one. A Bronx butcher, timid in his forties, his voice softened by politeness, his body a bit too heavy for the times, for the dances, for love. This isn’t about dramatizing solitude, nor about romanticizing it. It’s about inhabiting it, with such delicate attention that it becomes quietly devastating.
“There’s nothing to do on Saturday night.” This phrase, repeated with weary resignation, becomes the leitmotif of an invisible generation, stranded between a war just past and the vague promises of the American Dream. Marty doesn’t have dreams. He has work hours. He has a mother. He has a street. That’s it. And it’s from this near-nothingness that the film draws rare human depth.
The film is built on tiny expectations: a phone call, a waltz, a glance that hesitates to hold the other. It takes all of Ernest Borgnine’s tenderness and intelligence to turn this ordinary body into a fragile monument—a hero by default, a man wondering whether he truly deserves to be loved. Because Marty is ultimately about that: the fear of being a leftover, a discard, a life with no defining event. And it speaks of this fear without force, without artifice, at sidewalk level.
There is something deeply political in this attention to minor lives. Mann’s camera embraces the domestic space not to dramatize it, but to capture its muted tensions: the intrusive mother, the mocking cousins, the hurtful friends disguised as camaraderie. It imposes norms, roles, pre-written scripts. You’re a man, so you must seduce, dominate, be desirable.
The encounter with Clara, also awkward and subdued, is not an idyll—it’s a possibility. Not a ion, but a quiet act of bravery. The film understands that love is not easy when you’ve never felt lovable. That it takes immense strength to confront not just others, but the gaze you cast upon yourself. What Marty shows so movingly are those micro-battles that carry no spectacle.
Of course, one could point to its dated aesthetics, its slow pacing, its slightly theatrical delivery—but perhaps that, too, is part of the charm of old films, if we choose to watch them with that awareness.
]]>Dans Leila et ses frères, Leila fait figure d’insurgée. Elle ne crie pas plus fort que les autres, elle parle depuis un autre lieu. Son corps, son regard, ses gestes viennent trouer la stagnation. Sa lucidité est un handicap dans un monde où seuls les fantasmes de grandeur masculine semblent pouvoir faire office d’horizon. Elle veut reconstruire à hauteur d’humanité ce que le père veut restaurer à hauteur de mythe. Mais le mythe, ici, est corrompu, fossilisé, grotesque : un trône vide, un patriarche sénile, une transmission sabotée par l’orgueil.
La mise en scène, elle aussi, travaille la matière du chaos. C’est un cinéma sans marge blanche, où chaque plan déborde du précédent, où la tension ne cesse de s’auto-alimenter.
Le patriarche, en ce sens, n’est pas un personnage : il est un système. Il est l’État sous sa forme domestique : autoritaire, délirant, mais toujours capable d’imposer sa loi par la culpabilité, l’argent, la tradition et l’imaginaire. En cela, Leila et ses frères ne parle pas seulement d’un pays : il parle de tous les lieux où l’émancipation individuelle est perçue comme une trahison du groupe.
Et pourtant, dans cette saturation, dans cet entassement étouffant de conflits, le film n’est jamais platement démonstratif. Il n’assène pas. Chaque tentative d’ordre, chaque espoir de réconciliation, chaque projet de renouveau est aussitôt reconfiguré en symptôme.
Alors oui, le film peut fatiguer. Il excède. Il étouffe. Il tourne en rond, parfois, jusqu’à l’épuisement, même avec un certain pathos.
Mais Leila et ses frères, c'est surtout, au fond, un film sur ce qu’il reste quand la famille devient la dernière fiction stable dans un monde qui s’effondre. Une fiction que l’on habite par devoir, par peur, ou par manque d’alternative. Et que l’on continue de jouer, parce qu’il n’y a plus d’autre scène disponible à l'émancipation.
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In Leila’s Brothers, Leila is an insurgent. Not because she yells louder than the others, but because she speaks from another place. Her body, her gaze, her gestures pierce through stagnation. Her lucidity becomes a burden in a world where only masculine fantasies of grandeur seem to offer any kind of horizon. She wants to rebuild with human-scale pragmatism what the father seeks to resurrect on the scale of myth. But here, myth is corrupted, fossilized, grotesque: an empty throne, a senile patriarch, a legacy sabotaged by pride.
The mise-en-scène itself mirrors this chaos. It’s a cinema without white margins, where every shot spills over the previous one, where tension constantly feeds on itself.
The patriarch, in that sense, is not a character—he is a system. He is the state in its domestic form: authoritarian, delusional, yet always able to impose his law through guilt, money, tradition, and imagery. In this way, Leila’s Brothers speaks not only of a country, but of every place where individual emancipation is treated as betrayal of the collective.
And yet, within this saturation, this suffocating accumulation of conflict, the film never becomes flatly demonstrative. It does not hammer its message. Every attempt at order, every hope for reconciliation, every project for renewal is immediately reconfigured as a symptom.
Yes, the film can be exhausting. It overwhelms. It suffocates. It circles itself, at times, to the point of fatigue—with no small dose of pathos.
But Leila’s Brothers is above all a film about what remains when the family becomes the last stable fiction in a collapsing world. A fiction inhabited out of duty, out of fear, or for lack of alternatives. And one that we keep performing, simply because there is no other stage left for emancipation.
]]>La Loi de Téhéran n'est pas un thriller, non, pas même un film de genre à proprement parler, malgré son apparat policier, ses traques, ses déferlantes de corps et de cris.
Ce que Saeed Roustaee met en scène, ce n’est pas une affaire, c’est un état. Un état d’hyperventilation judiciaire, de panique politique, de saturation morale. Ce n’est pas le récit d’une enquête, mais celui d’une nausée collective. Une nausée qui ne se dit pas, ne se théorise pas, mais s’incarne, prend la forme de cellules bondées, de sirènes hurlantes, de salles d’interrogatoire où l’on ne distingue plus les coupables des innocents.
Le spectateur est emporté, piégé, happé dès les premières scènes par ce mouvement de fuite en avant et un montage, une caméra qui ne s’autorise jamais le repos, qui colle au corps des policiers.
Mais cette énergie ne vise pas l’efficacité. Elle vise l’étouffement. L'étouffement d’un pays pris dans la boucle infernale de sa propre logique punitive. Car ce que La Loi de Téhéran raconte, au fond, ce n’est pas la chasse au dealer, mais la reproduction continue de l’ordre et du chaos, jusqu’à l’indiscernable. Les prisons se remplissent. Les visages se succèdent. Les confessions tombent les unes après les autres, sans que jamais ne se dessine une issue. Le crime est devenu un réflexe, la répression une mécanique, la justice une fiction qui tient debout par habitude plus que par croyance.
Et dans ce cauchemar, deux figures émergent. D’un côté, Samad Majidi, policier intègre, rigide, engoncé dans sa foi institutionnelle. De l’autre, Nasser Khakzad, trafiquant.
Entre eux, pas de combat moral, pas de duel. Seulement deux trajectoires parallèles, deux produits d’un même système, chacun enfermé dans sa cellule : physique pour l’un, mentale pour l’autre.
Le film n’est pas neutre, il est désespéré. Il regarde une société entière, Téhéran, l’Iran peut-être, mais aussi ailleurs : tout ce que le monde produit quand il oublie que la justice n’est pas un outil de contrôle mais une idée.
On sort de La Loi de Téhéran épuisé, lessivé, mais aussi traversé d’une certitude : ce que Roustaee filme, c'est l’implosion morale d’un appareil de pouvoir qui se regarde punir pour mieux éviter de penser. La loi n’est plus qu’un mot, une fiction creuse, une mise en scène de contrôle sur fond d’abandon.
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Voici la traduction anglaise de ta critique de La Loi de Téhéran (Just 6.5), dans un style tout aussi dense, engagé et sinueux :
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"La Loi de Téhéran" is not a thriller—no, not even a genre film in the proper sense, despite its police façade, its manhunts, its surging crowds and screams.
What Saeed Roustaee stages is not a case, but a condition. A condition of judicial hyperventilation, political panic, moral saturation. This is not the story of an investigation, but the chronicle of a collective nausea. A nausea that cannot be stated, theorized, or resolved—but one that takes form: in overcrowded cells, in blaring sirens, in interrogation rooms where guilt and innocence dissolve into indistinction.
The viewer is swept away, trapped, seized from the opening scenes by this forward-charging motion—by a camera, a montage that never pauses, that clings to the officers’ bodies.
But this energy does not aim for efficiency. It aims for suffocation. The suffocation of a country locked in the self-perpetuating logic of its own punitive system. Because what "La Loi de Téhéran" truly depicts is not the pursuit of a dealer, but the endless reproduction of both order and chaos—until they are indistinguishable. The prisons fill. Faces blur. Confessions fall one after the other, never opening any way out. Crime has become reflex, repression a machine, justice a fiction held aloft more by habit than belief.
And in this nightmare, two figures rise. On one side, Samad Majidi, the righteous officer, rigid, imprisoned in his institutional faith. On the other, Nasser Khakzad, the trafficker.
Between them, no moral battle, no duel—just two parallel trajectories, two products of the same system, each confined to a cell: one physical, the other mental.
The film is not neutral—it is desperate. It gazes at a whole society—Tehran, Iran, perhaps even beyond: at everything the world creates when it forgets that justice is not a tool of control but an idea.
You leave "La Loi de Téhéran" exhausted, scoured, but marked by one brutal certainty: what Roustaee films is the moral implosion of a power structure that punishes to avoid thinking. Law has become a hollow word, a fiction of control masking a collapse.
]]>Avec cette suite, Before Sunset tente de revenir vers une version de soi figée dans Before Sunrise. Mais nos personnages, ce eux-là est brisé car ce n’est plus l’insouciance qui guide Jesse et Céline, mais une fatigue, presque résignée.
Le film épouse la durée réelle d’une rencontre et l’étire autant que dans le premier opus. Mais ici, il ne s’agit pas de retrouver l’autre, mais de constater ce qu’il reste de nous après tout ce temps.
Chez Linklater, le langage n’est jamais ornemental. Il est geste, mouvement, tentative. Jesse et Céline ne se parlent pas seulement : ils cherchent dans les mots un terrain d’entente entre deux temporalités distes. L’un rêve encore, l’autre ne sait plus comment rêver. Et pourtant, ils avancent.
Et puis il y a cette ellipse. Neuf années qui ne sont pas montrées mais qui irriguent chaque instant. Une absence si dense qu’elle devient matière du film.
En somme, c'est le hors-champ du temps qui fait trembler les dialogues. Jesse a écrit un livre pour combler ce vide ; Céline tente de le lire sans se perdre dans la fiction. Tous deux bricolent leur rapport au é comme on tente de rafistoler un rêve évanoui.
La fin, on la connaît. Elle ne résout rien. Elle suspend. Et dans cette suspension, le film bouleverse.
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With this sequel, Before Sunset attempts to return to a version of the self frozen in Before Sunrise. But that version is shattered, because what now guides Jesse and Céline is no longer lightness, but a kind of resigned fatigue.
The film unfolds in real time, just like the first. But this time, it’s not about rediscovering the other, it’s about facing what remains of ourselves after all these years.
In Linklater’s cinema, language is never ornamental. It is gesture, movement, an attempt. Jesse and Céline don’t just talk—they search, through words, for a common ground between two disted timelines. One still dreams, the other no longer knows how.
And yet, they walk.
And then there’s the ellipse. Nine years, unseen, but pulsing through every moment. An absence so dense it becomes the very fabric of the film.
It’s the off-screen presence of time that gives the dialogue its tremble. Jesse wrote a book to fill the void; Céline tries to read it without losing herself in the fiction. Both are trying to patch together a relationship to the past like one tries to mend a vanished dream.
We know how it ends. It resolves nothing. It lingers. And in that suspension, the film devastates.
]]>Je trouve dans Blanche-Neige, tel que l’a imaginé Marc Webb, quelque chose d’un cinéma désincarné, vidé de substance et figé dans une posture aussi vaine que démonstrative.
Dès les premiers plans, quelque chose cloche. On attendait la réactivation d’un imaginaire fondé sur l’épure, la nature, l’effroi merveilleux, mais ce que le film donne à voir, c’est un monde sous cellophane, plastifié à l’extrême, où la forêt semble émaner d’une planche de rendus 3D, où les animaux clignent des yeux comme dans une publicité de Noël pour supermarché, et où les nains ont été remplacés par des entités informes, en CGI.
La décision de gommer les nains au profit de « créatures magiques » est symptomatique de ce que le film ne parvient jamais à assumer : son malaise devant la matière même du conte. Comme s’il fallait à tout prix nettoyer, expurger, moraliser la fable. Or, en cherchant à rendre tout transparent, conforme, inoffensif, le film finit par aplatir le récit, détruire ses strates,
Par contre, Blanche-Neige, dans cette version, n’est plus une figure d’innocence ive, ni une victime promise à un homme, mais un personnage programmé pour incarner les attendus d’un féminisme d’affiche : indépendante, forte, revendicative. Ce qui en soi pourrait n’être ni un défaut ni une trahison, si le film trouvait les formes capables d’accueillir cette réécriture.
Mais non : tout est plaqué, surligné, didactique. Et Rachel Zegler, malgré une présence indéniable, ne trouve jamais l’équilibre entre l’héritage qu’elle tente d’habiter et la modernité qu’elle est sommée d’imposer.
Elle semble prise au piège d’un double bind : ne pas trop ressembler à Blanche-Neige, mais ne pas trop s’en éloigner non plus. Résultat : elle joue sur la défensive, presque en retrait, crispée sur une posture plutôt qu’une incarnation.
Gal Gadot, de son côté, s’amuse visiblement à jouer la méchante reine, mais son plaisir de surface ne suffit pas à densifier un rôle qui reste prisonnier d’un kitsch mal assumé. Trop sérieuse pour être camp, trop absurde pour être tragique, elle aussi oscille. Un film qui ne sait jamais s’il veut faire peur, faire rire, faire rêver ou juste faire joli.
Mais encore le château est une image de synthèse, la forêt un fond vert, l’enchantement une interface. Le regard ne peut s’accrocher à rien.
Alors que reste-t-il, après le générique ? Le sentiment que ce Blanche-Neige n’a pas été pensé, mais validé. Qu’il n’est pas né d’un désir de cinéma, mais d’une mécanique de production. Un objet miroir d’une époque qui, en voulant à tout prix éviter les aspérités, finit par étouffer ce qui faisait du conte une matière vivante.
Et au fond, peut-être est-ce là sa seule réussite : nous rappeler, par contraste, combien la magie du premier film tenait à sa rugosité, à ses zones d’ombre. À ce que le cinéma n’explique pas, mais laisse entrevoir.
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In Marc Webb’s Snow White, I find something of a disembodied cinema—stripped of substance, frozen in a posture as vain as it is performative.
From the opening frames, something feels off. One might expect a reawakening of an imaginary rooted in simplicity, nature, and wondrous dread—but what the film presents is a world under cellophane, hyper-plasticized, where the forest feels ripped from a 3D rendering board, where animals blink like characters in a Christmas supermarket ad, and where the dwarfs have been replaced by shapeless CGI entities.
The decision to erase the dwarfs in favor of “magical creatures” is symptomatic of what the film never dares confront: its unease with the raw material of the fairy tale. As though it were necessary to cleanse, sanitize, moralize the fable at all costs. Yet in trying to make everything transparent, inoffensive, and compliant, the film flattens the narrative, erasing its layers.
This Snow White is no longer a figure of ive innocence or a damsel awaiting rescue, but a character engineered to embody the expectations of poster feminism: independent, strong, assertive. This could be neither a flaw nor a betrayal—if only the film found the cinematic forms to embrace this rewrite.
But no: everything is grafted on, overemphasized, didactic. And Rachel Zegler, for all her undeniable presence, never quite balances the legacy she tries to inhabit with the modernity she’s tasked to impose.
She seems caught in a double bind: not too much like Snow White, but not too far from her either. The result is a performance on the defensive—tense, restrained, more posture than incarnation.
Gal Gadot, meanwhile, clearly enjoys playing the Evil Queen, but her surface-level pleasure isn’t enough to deepen a role stuck in unclaimed kitsch. Too serious to be camp, too absurd to be tragic, she too wavers. A film that never decides whether it wants to frighten, amuse, enchant, or simply look pretty.
Even the castle is CGI, the forest a green screen, the enchantment an interface. The eye has nothing to cling to.
So what remains, after the credits roll? The sense that this Snow White wasn’t conceived—it was approved. That it wasn’t born of cinematic desire, but production logic. A mirror-object of an era that, in its eagerness to smooth away every edge, ends up suffocating what once made the fairy tale a living, breathing form.
And perhaps that’s its only achievement: to remind us, by contrast, how the magic of the original film lay in its roughness, its shadows—in what cinema doesn’t explain, but lets us glimpse.
]]>Il y a, dans Waking Life, quelque chose de l’imposture, comme si le film cherchait davantage à imiter les états seconds qu’à s’y abandonner vraiment. Un rêve, peut-être, mais un rêve bavard, saturé, paralysé par sa propre lucidité. Linklater convoque ici l’idée de la pensée comme flux, mais il n’en retient que le tangible : des phrases, des figures, des silhouettes, des concepts en lévitation, jamais incarnés, jamais mis à l’épreuve.
Le procédé du rotoscoping, qui devrait traduire une forme de flottement sensoriel, semble ici n'être qu'un effet, comme une interface entre le film et nous, mais jamais un lien.
L’image ondule, se distord, mais je ne ressens pas. Elle joue à être instable, mais ne s’abandonne jamais. Elle ne nous invite pas à rêver, elle nous dicte l’interprétation de son rêve. L’animation devient alors un alibi plastique pour un discours qui tourne en boucle, qui s’écoute penser sans jamais consentir à se perdre.
Chaque personnage, chaque apparition, devient une surface de projection pour des idées volées à la philosophie de comptoir. Ce n’est plus de la pensée, c’est un catalogue de citations. Le film ne cherche pas à explorer une idée : il la cite, la survole, la consomme.
Tout est saturé : l’image, le son, le discours. Et face à cela, le rejet devient non seulement légitime, mais profondément signifiant. Il est une manière d’échapper à la logorrhée, de retrouver le droit au silence.
Ref Waking Life, ce n’est pas ref la pensée, c’est ref cette mise en scène bavarde de la pensée comme marchandise. Ce n’est pas rejeter le rêve, c’est rejeter l’idéologie du rêve contrôlé, domestiqué, intellectualisé à mort. Là où Linklater échoue à faire naître la pensée du monde, on aimerait qu’il laisse le monde penser à sa place. Ce qu’il ne fait jamais.
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There is, in Waking Life, something of a fraud—an imposture, as if the film were more interested in mimicking altered states than in surrendering to them. A dream, perhaps, but a verbose one—saturated, paralyzed by its own self-awareness. Linklater evokes the idea of thought as flow, but captures only its surface: phrases, figures, silhouettes, floating concepts—never embodied, never tested.
The rotoscoping technique, which ought to convey a sensory drift, feels more like a gimmick—an interface between the film and us, but never a bridge.
The image ripples, distorts, but it never touches. It pretends to instability without ever letting go. It doesn’t invite us to dream—it dictates how its dream should be read. Animation becomes a stylistic alibi for a discourse stuck on repeat, listening to itself think without ever consenting to get lost.
Each character, each appearance, becomes a projection screen for ideas stolen from armchair philosophy. It’s no longer thought—it’s a catalogue of quotations. The film doesn’t explore ideas; it name-drops them, skims them, consumes them.
Everything is saturated: image, sound, discourse. And in the face of that, rejection becomes not only legitimate, but deeply meaningful. It becomes a way to escape the logorrhea, to reclaim the right to silence.
To reject Waking Life is not to reject thought—it is to reject the commodified staging of thought. It’s not to refuse dreaming—it’s to refuse the ideology of the dream as controlled, domesticated, over-intellectualized. Where Linklater fails to let the world give birth to thought, one wishes he’d allow the world to think in his place. But he never does.
]]>D’emblée, Génération rebelle s’évanouit : dernier jour d’école, rites de age, promesses de fête, et au fond, aucune grande décision, seulement une succession de gestes, de postures, de micro-révoltes. Tout du long, ça ne sera pas l’été du basculement, mais celui du reflux.
Ici, pas de drame, pas de salut, pas même de perdition : juste la répétition molle de formes héritées, comme si cette jeunesse mimait le souvenir d’une jeunesse plus ancienne, plus vive, plus radicale. On bizute, on fume, on drague, on écoute du rock comme on récite un rituel dont on aurait oublié la raison mais qu’on continue de répéter, par inertie sociale ou par besoin d’appartenir.
C’est là que son cinéma touche à une forme de vérité rare : non pas celle des événements, mais celle de la dérive. Il ne cherche pas à organiser le monde en causes et conséquences, il se tient au plus près du hasard, des rencontres anodines, des conversations interrompues, des phrases lancées comme des pierres dans l’eau.
L’année 1976 n’est pas ici une simple toile de fond, mais un point d’équilibre instable : les révoltes sont ées, les idéologies s’essoufflent, l’ennemi est flou. Le capitalisme triomphant des années 80 n’est pas encore là, mais on en sent déjà les prémices dans la performativité molle des rapports sociaux.
Certains diront qu’il ne se e rien. Mais c’est justement cela, le geste de Linklater. Alors oui, le film peut laisser certains spectateurs à distance : ceux qui attendent un récit, un arc, une morale.
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Right from the start, Dazed and Confused dissolves: last day of school, rites of age, promises of a party—and beneath it all, no grand decision, just a succession of gestures, poses, and micro-rebellions. This isn’t the summer of transformation, but of retreat.
There’s no drama, no salvation, not even damnation—just the sluggish repetition of inherited forms, as if this youth were mimicking the memory of an older, wilder, more radical youth. Hazing, smoking, flirting, blasting rock music—it’s all performed like a ritual whose meaning has been forgotten but which continues through social inertia or a need to belong.
That’s where Linklater’s cinema touches a rare kind of truth—not the truth of events, but of drift. He doesn’t try to organize the world into causes and consequences. He lingers instead on randomness, chance encounters, interrupted conversations, phrases thrown like stones into water.
The year 1976 isn’t just a backdrop—it’s an unstable point of balance: the rebellions have ed, the ideologies are running out of breath, the enemy is blurry. The triumphant capitalism of the ’80s has not yet arrived, but you can already feel its outlines in the softened performativity of social relations.
Some will say that nothing happens. But that’s precisely Linklater’s gesture. And yes, the film may leave some viewers at a distance—those like me, perhaps, who expect a narrative, an arc, a moral.
]]>À première vue, c’est un film sans enjeux, presque sans décor : deux jeunes gens, une ville, quelques heures à tuer avant le jour. Mais cette simplicité est un leurre. Ce que Linklater saisit ici c'est pas une idylle dans un temps compté : le monde est suspendu, la nuit est à eux, et chaque parole prononcée est une tentative de retarder le réveil.
Jesse et Céline ne tombent pas amoureux : ils se donnent la permission d’inventer un amour. Ils marchent, parlent, improvisent la possibilité d’une intimité. Le film est cette improvisation, où le verbe devient geste amoureux, et où l’amour, plutôt que d’advenir, se joue.
Le bavardage devient une manière de retarder la fin, de suspendre le cours logique des choses. Parler, ici, c’est survivre. Jesse, le faux cynique, fabrique des digressions pour ne pas tomber amoureux trop vite. Céline théorise pour ne pas se dissoudre dans la peur du désir.
Et si le film touche à quelque chose d’universel, c’est dans ce sentiment du temps comme précipité. Tout ce qui est dit, fait, imaginé ici l’est sous l’ombre de la fin. On vit chaque regard comme s’il fallait s’en souvenir déjà.
Alors oui, il faut accepter de ne pas être mené. D’errer. De s’abandonner à la logique flottante des rencontres et des mots. Il faut renoncer au spectaculaire, au programme, à la montée dramatique. Before Sunrise n’offre rien de tout cela. Ce n’est pas un film d’amour, c’est un film sur le désir de croire à l’amour, sur l’énergie que cela demande, sur le consentement à la fiction partagée.
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At first glance, it’s a film without stakes, almost without setting: two young people, a city, a few hours to kill before morning. But this simplicity is a decoy. What Linklater captures isn’t just a fleeting romance—it’s a suspended world, a night entirely theirs, where every word spoken is an attempt to delay the dawn.
Jesse and Céline don’t fall in love—they give themselves permission to invent a love. They walk, talk, and improvise the possibility of intimacy. The film itself is this improvisation, where language becomes a gesture of affection, and love isn’t something that happens—it’s something performed.
Chatter becomes a way to stave off the end, to suspend the logical unfolding of things. Speaking, here, is survival. Jesse, the faux cynic, spins digressions to avoid falling in love too quickly. Céline theorizes to avoid dissolving into the fear of desire.
And if the film touches on something universal, it’s in this sense of time as acceleration. Everything said, done, or imagined exists in the shadow of the end. Each glance is lived as though it must already become memory.
So yes, one must accept not being led. To wander. To surrender to the drifting logic of chance encounters and shared words. You must renounce spectacle, plot, dramatic arcs. Before Sunrise offers none of that. It isn’t a love story—it’s a film about the desire to believe in love, the energy it demands, the shared consent to a fiction.
]]>On croit souvent connaître School of Rock avant même de l’avoir vu. Une comédie de studio, avec son clown électrique en guise de professeur, sa bande-son nostalgique, ses enfants trop mignons pour être vrais. Mais à regarder vraiment le film de Richard Linklater, on y voit une utopie qui ne dit pas son nom, une fantaisie anarchiste qui s’ignore peut-être elle-même, et c’est ce qui la rend précieuse.
Il y a, dans l’entrée de Dewey Finn à l’école Horace Green, quelque chose du corps étranger, du parasite joyeux, presque du contrebandier. Il ne vient pas pour enseigner, mais pour fuir. Il ne croit pas en la mission, encore moins en l’institution. Et pourtant, c’est à travers elle, et malgré elle, que s’invente un autre rapport au savoir : horizontal, accidentel, pédagogique.
Dewey est une figure bancale, irresponsable, souvent grotesque. Et pourtant, il cristallise une autre idée de l’adulte : celle qui accepte de ne pas savoir, qui apprend en même temps qu’elle partage, qui prend le risque de l’échec et du ridicule. Le contraire d’un modèle.
Le décor, d’ailleurs, en dit long. Cette école privée proprette, saturée de discipline, de classement, de protocole, fonctionne comme un avatar miniature du monde néolibéral : chaque enfant y est une performance à venir, chaque faute une menace, chaque heure un investissement. Dewey, lui, détourne. Loin du profit, du mérite, du tableau d’honneur. Loin aussi du fétichisme de la "réussite" individuelle.
Et ce présent, Linklater le filme avec cette douceur qui est la sienne, cette foi inentamée dans l’être-en-train-de-se-faire. Ce n’est pas un "feel-good movie" au sens du confort, mais un film qui donne envie. De créer, de partager, d’oser.
Alors oui, on peut ne voir dans School of Rock qu’une comédie américaine de plus, une parenthèse régressive, un Jack Black en roue libre.
Mais peut-être qu’au fond, c’est ça, être rock : ne pas crier révolution, mais la murmurer, dans une salle de classe, entre deux gamins, une basse et un vieux micro. Jouer faux, mais ensemble.
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People often think they know School of Rock before even watching it. A studio comedy, with its electric clown of a teacher, its nostalgic soundtrack, its kids too cute to be real. But if you really watch Richard Linklater’s film, what you see is an unnamed utopia, an anarchist fantasy that may not even realize what it is—and that’s what makes it so valuable.
There’s something about Dewey Finn entering Horace Green that feels like a foreign body, a joyful parasite, almost a smuggler. He doesn’t come to teach, but to escape. He believes in neither mission nor institution. And yet, it’s through that very institution—and in spite of it—that another relationship to knowledge is invented: horizontal, accidental, pedagogical.
Dewey is an unsteady figure, irresponsible, often grotesque. And yet he embodies a different kind of adult: one who accepts not knowing, who learns while sharing, who takes the risk of failure and ridicule. The opposite of a role model.
The setting speaks volumes. This prim private school, steeped in discipline, rankings, and protocol, operates as a miniature avatar of the neoliberal world: every child a future performance, every mistake a threat, every hour an investment. Dewey disrupts it all. Far from profit, merit, or honor rolls. Far too from the fetish of individual "success".
And Linklater films this present moment with his trademark gentleness, his unwavering faith in the becoming of things. This isn’t a feel-good movie in the sense of comfort—but one that makes you want. To create, to share, to dare.
Sure, you could see School of Rock as just another American comedy, a regressive interlude, Jack Black going off the rails.
But maybe that’s what being rock really is: not screaming revolution, but whispering it—in a classroom, between two kids, a bass guitar, and a worn-out mic. Playing off-key, but together.
]]>Il y a des films qui, dès leur annonce, semblent déjà être un geste de production obsolète. Le problème avec Minecraft, réalisé par Jared Hess, avec Jack Black et Jason Momoa, c'est qu'il l'assume et prendra tout du long son spectateur pour un con.
On croyait pourtant en avoir fini avec l’idée de transposer les jeux vidéo à l'écran, surtout en live-action. Mais non : Hollywood, encore une fois, a confondu popularité et récit, liberté et structure, terrain de jeu et scénarisation. Le résultat, visible dès les premières images, tient moins du film que du produit, englué dans les codes d’un cinéma familial sous perfusion algorithmique.
Ce qui frappe d’abord, c’est ce refus du "temps". Là où le jeu Minecraft repose sur le silence, l’ouverture, l’absence de but, le film se précipite à combler. Il veut tout expliquer : ce qu’est un bloc, pourquoi cre, où aller, qui affronter. Chaque minute de flottaison est comblée par un gag, un dialogue, une ligne directrice. L’univers, pourtant si poreux, devient uniquement décor. Le spectateur n’explore plus : il suit. Il consomme un monde.
Et cette volonté de guider, d’encadrer, produit une double violence : sur le spectateur et sur l’univers vidéoludique lui-même. Car Minecraft, ce n’est pas seulement une esthétique faite de cubes et de textures réduites : c’est aussi une invitation à construire sans autorisation, à faire récit sans intrigue.
Le film, lui, écrase tout sous le poids d’une narration balisée, faite de portails magiques et de personnages sans caractérisation consistante, de quêtes déjà vues et de méchants sans épaisseur. L’imaginaire devient pastiche, et le monde, pourtant infini, se referme sur quelques vannes et un scénario fatigué.
Jack Black et Jason Momoa ne semblent jamais croire à ce monde qui les entoure, et pour cause : il est mal intégré. L’animation CGI (moche) et les prises de vues réelles cohabitent sans jamais fusionner.
Ce que Minecraft, le film, trahit fondamentalement, c’est une idée du cinéma comme espace à ouvrir. Le film ne rêve pas, il valide des tableaux Excel. Et le spectateur, qu’il soit joueur ou non, le sent confusément.
Que le jeu ait été mal compris n’est pas le problème. C’est plus que le film ne comprend rien à la fiction elle-même. Une occasion manquée.
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Some films, from the moment they're announced, already feel like obsolete acts of production. The problem with Minecraft, directed by Jared Hess and starring Jack Black and Jason Momoa, is that it fully embraces this and treats its audience like fools from start to finish.
One might have thought Hollywood had finally moved past the idea of adapting video games into live-action films. But no: once again, it has confused popularity with story, freedom with structure, playground with plot. The result, clear from the opening frames, feels less like a film than a product, smothered in the codes of algorithm-fed family cinema.
What’s striking first is the refusal of time. Where the Minecraft game thrives on silence, openness, and lack of purpose, the film rushes to fill every gap. It needs to explain everything: what a block is, why one digs, where to go, whom to fight. Every moment of stillness is patched over with a joke, a line, a narrative cue. The universe, once porous, becomes mere set dressing. The viewer no longer explores—they follow. They consume a world.
And this need to guide, to frame, enacts a double violence: on the viewer, and on the very idea of the video game. Because Minecraft isn't just an aesthetic of cubes and reduced textures—it’s an invitation to build without permission, to tell stories without plots.
The film, instead, crushes everything under a heavy-handed narrative, full of magic portals and thinly drawn characters, of recycled quests and weightless villains. Imagination becomes pastiche, and a supposedly infinite world collapses into a handful of jokes and a tired screenplay.
Jack Black and Jason Momoa never seem to believe in the world around them—and with good reason: it’s poorly integrated. The (ugly) CGI and the live-action footage coexist without ever merging.
What Minecraft: The Movie ultimately betrays is a vision of cinema as a space to open up. This is not a film that dreams—it validates Excel spreadsheets. And the viewer, gamer or not, feels it deeply.
That the game was misunderstood isn’t even the real issue. It’s worse: the film doesn’t understand fiction at all. A missed opportunity.
]]>Tori et Lokita : ce ne sont pas tant des prénoms. Ils sont presque rien. Rien, sinon un lien, ténu, presque fictif : une amitié. Une promesse d’amitié, ou plutôt un pacte entre deux enfants sans nom, sans preuve.
Ils avancent, ensemble, dans une société qui ne leur parle pas, qui ne leur laisse aucun récit à habiter. Ce "mensonge", loin d’un simple stratagème narratif, devient l'acte d’insoumission : s’inventer une fratrie, c’est recréer une identité, s’adosser à une histoire quand toutes les autres vous sont refusées. Et c’est peut-être là que le film touche au cœur : dans cette nécessité de fiction pour survivre.
Mais ce qui, autrefois chez les Dardenne, permettait le rebond semble ici dissous. L’horizon est verrouillé. Les figures de comion se raréfient.
Lokita est un être coincé entre l’enfance qu’on lui refuse et l’âge adulte qu’on lui impose, elle erre dans une zone grise. Ni victime au sens social classique, ni coupable : elle est ce que le système ne veut pas nommer. Elle est l’enfant de l’angle mort.
Et puis il y a la drogue, non comme sujet mais comme dispositif. Ce n’est pas l’illégalité dans laquelle ils évoluent qui choque, c’est sa continuité logique avec les structures du pouvoir : tout y est exploitation, réduction, rendement. Tori et surtout Lokita deviennent une extension de l’économie, une unité productive, coupée de toute narration. Ici, le néo-esclavagisme serait réel mais parfois j'ai bien du mal à y croire.
Il faudrait parler de la mort, aussi. Ou plutôt de sa manière d’advenir : sans bruit, sans tremblement, sans témoin (ou presque). Une disparition sèche. Mais elle ne bouleverse pas la structure du récit, car il n’y a pas de structure.
Et pourtant. Quelque chose reste. Peut-être cette conviction que le lien, si ténu soit-il, précède tout. Ou ce sentiment que les Dardenne, en renonçant à la consolation, refusent aussi de mentir.
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Tori and Lokita: these are hardly names. They are almost nothing. Nothing, except a thread—a tenuous, almost fictional bond: a friendship. A promise of friendship, or rather a pact between two children with no names, no proof.
They move forward, together, in a society that does not speak to them, that leaves them no narrative to inhabit. This “lie,” far from a simple narrative trick, becomes an act of defiance: to invent a siblinghood is to forge an identity, to anchor oneself to a story when all others are denied. And perhaps this is where the film strikes deepest: in this necessity of fiction as a means of survival.
But what once allowed for resilience in the Dardennes’ cinema seems here dissolved. The horizon is sealed off. Figures of comion have grown scarce.
Lokita is caught between a childhood denied and an adulthood imposed. She wanders in a grey zone. Neither a victim in the classic social sense, nor a perpetrator—she is what the system refuses to name. She is the child of the blind spot.
And then there is the drug trade—not as a subject, but as a mechanism. It’s not the illegality they inhabit that shocks, but its seamless continuity with the structures of power: everything is exploitation, reduction, output. Tori—and above all Lokita—become extensions of the economy, productive units cut off from any narrative arc. Here, neo-slavery is not a metaphor. It is real.
We must speak of death, too. Or rather, of the way it happens: without noise, without tremor, almost without witness. A dry disappearance. Yet it does not rupture the structure of the story, because there is no structure.
And yet. Something remains. Perhaps the conviction that the bond—even the slightest one—precedes everything. Or the feeling that by renouncing consolation, the Dardennes also refuse to lie.
]]>Il est raide, Ahmed. Il marche droit, il baisse les yeux, il parle à peine. Dans Le jeune Ahmed, les Dardenne poussent leur logique jusqu’au bord du vide. Ils filment un adolescent non pas en crise, mais déjà au-delà de la crise : fixé, verrouillé, habité par une certitude. Et c’est là que le film devient étrange. Il ne cherche pas à comprendre, il ne cherche même pas à montrer : il assiste, il enregistre, il bute contre un mur.
Pas de é, pas d’amis, peu de famille, pas de doute surtout. Il croit, donc il agit. Et le cinéma des Dardenne, d’ordinaire si attaché aux bifurcations, aux hésitations, aux gestes contrariés, semble ici fasciné par ce bloc compact. On ne sait pas ce qu’il pense. On ne sait même pas s’il pense.
Tout autour pourtant est encore doux, encore vivant : la mère, désarmée mais aimante ; l’éducatrice, tenace, patiente ; le fermier, un peu gauche, un peu doux, qui tend la main. Il y a de la chaleur dans l’univers d’Ahmed, mais il s’y cogne.
Leur caméra tremble toujours, suit au plus près, mais elle n’en sait pas plus que nous. Elle capte l’extérieur d’un être qu’aucune parole ne fissure. On attend l’instant où quelque chose cédera, se brisera, s’ouvrira. Il ne vient pas. Même la tentative de age à l’acte, couteau dans la manche, geste suspendu, est filmée sans emphase.
Et puis il y a cette fin. Cette chute littérale. Ahmed qui glisse, tombe, appelle. Soudain, un cri. Non pas un cri de foi, de guerre, de haine mais un cri de douleur. Est-ce le début d’un retour au monde ?
Mais ce doute, tardif, ne suffit pas à effacer la distance que le film installe. Car Le jeune Ahmed ne s’offre pas. Il n’invite pas. Il résiste. Il préfère le tranchant de l’idée à la douceur de la contradiction. Certains spectateurs, comme moi, peuvent s’y heurter, s’en détourner, ne rien reconnaître de vivant dans cette figure close.
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Ahmed is stiff. He walks straight, eyes down, barely speaks. In Young Ahmed, the Dardenne brothers push their cinema to the edge of the void. They don’t film an adolescent in crisis, but one already beyond crisis: fixed, locked in, possessed by certainty. And that’s where the film becomes strange. It doesn’t try to understand, doesn’t even try to show—it simply witnesses, records, bangs against a wall.
No past, no friends, little family, and above all, no doubt. He believes, therefore he acts. And the Dardennes’ cinema, usually so attentive to hesitation, to detours, to faltering gestures, seems here fascinated by this compact block. We don’t know what he thinks. We don’t even know if he thinks.
Around him, however, everything still breathes—still offers warmth: the mother, disarmed but loving; the teacher, persistent, patient; the farmer, a little clumsy, a little kind, reaching out. There is tenderness in Ahmed’s world, but he crashes into it.
The camera still trembles, stays close, but knows no more than we do. It captures the surface of a being untouched by language. We wait for the moment something might give way, break open. It never does. Even the attempted act—the knife in his sleeve, a suspended gesture—is filmed without emphasis.
And then there’s that ending. That literal fall. Ahmed slips, tumbles, calls out. Suddenly, a cry. Not a cry of faith, of war, of hate—but a cry of pain. Is it the beginning of a return to the world?
But this late flicker of doubt does not erase the distance the film imposes. Young Ahmed does not offer itself. It does not invite. It resists. It prefers the sharpness of an idea to the tenderness of contradiction. Some viewers, like me, may run up against it, turn away, find nothing alive in this closed-off figure.
]]>Il y a dans Deux jours, une nuit quelque chose de métronomique. Une femme, Sandra, sort de chez elle, traverse un lotissement, une ville, et va frapper à une porte. Elle parle. On lui répond. Puis elle repart, retourne à son point de départ et recommence. Ce n’est pas un récit au sens classique, c’est un tam-tam. Un compte à rebours.
À chaque fois la même scène, et pourtant chaque fois une variation. Comme si le film s’obstinait à sonder, par infimes décalages, le social. Mais ce martèlement, nécessaire et voulu, finit par trop tendre le récit.
Ici, pas de grands patrons ni de figures diaboliques : seulement des collègues, semblables, interchangeables, contraints de devenir juges ou bourreaux. Chaque séquence est une pièce de théâtre moral miniature, un duel de justifications, une pesée du cœur et du portefeuille. Mais à force de poser la même question : tu préfères mille euros ou ta collègue ?, le film finit par donner l’impression de ne plus chercher de réponse, mais de lasser le spectateur dans sa propre démonstration. On devine ce que dira la scène suivante avant qu’elle ne commence, on ressent l’usure du dispositif avant même que le personnage ne l’éprouve.
Et Sandra, justement ? Cotillard, superbe d’économie, semble ici à la fois trop et pas assez. Trop star pour se fondre dans l’anonymat du réel, pas assez incarnée pour faire vibrer une subjectivité pleine, traversée de doutes, de désirs, d’ombres.
Et pourtant, quelque chose résiste et persiste malgré tout. Car il y a ce final, surtout, qui ouvre une faille. Sandra dit non. Non à l’emploi retrouvé au prix d’un licenciement imposé à un autre. Non à la fausse victoire. Ce non est magnifique.
Mais ce geste ultime, aussi beau soit-il, n’échappe pas non plus à l’ambiguïté. Est-ce vraiment un basculement ? Ou bien une ultime ruse scénaristique pour donner à l’histoire une élévation morale, une sortie par le haut ? Est-ce l’épiphanie d’un personnage ou l’effet d’un système narratif qui cherche sa clôture ?
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There is something metronomic in Two Days, One Night. A woman, Sandra, leaves her house, crosses a housing development, a town, and knocks on a door. She speaks. Someone answers. Then she walks back to where she started—and does it all over again. This isn’t a story in the classical sense. It’s a drumbeat. A countdown.
Each time, the same scene—yet each time, a variation. As if the film insisted on probing, through minute shifts, the texture of the social. But this hammering, deliberate and methodical, ends up stretching the narrative too tightly.
There are no villainous CEOs here, no demonic figures—only coworkers, similar, interchangeable, forced to become either judges or executioners. Each encounter is a miniature moral play, a duel of justifications, a weighing of heart and wallet. But by repeating the same question—do you want a thousand euros or your colleague?—the film eventually stops seeking an answer. It begins to wear down the viewer through its own demonstration. We sense what the next scene will say before it begins. We feel the exhaustion of the device before the character even does.
And Sandra, then? Cotillard, superb in restraint, seems somehow both too much and not enough. Too much of a star to disappear into the anonymity of the real. Not quite inhabited enough to transmit a fully lived subjectivity, one pierced by doubt, desire, or shadow.
And yet, something persists. Something resists. There is, above all, that final moment. Sandra says no. No to a job regained at the cost of someone else's firing. No to the false victory. That no is magnificent.
But even this final gesture, as noble as it is, does not escape ambiguity. Is it truly a turning point? Or a last-minute narrative trick meant to grant the story moral elevation, an exit from above? Is it the character’s epiphany, or simply the effect of a narrative machine seeking closure?
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