Letterboxd 5019o benjikino https://letterboxd.sitesdebloques.org/benjikino/ Letterboxd - benjikino Afternoons of Solitude 3k115 2024 - ★★★★★ (contains spoilers) https://letterboxd.sitesdebloques.org/benjikino/film/afternoons-of-solitude/ letterboxd-review-882575809 Thu, 8 May 2025 07:03:03 +1200 2025-04-17 No Afternoons of Solitude 2024 5.0 975324 <![CDATA[

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This review may contain spoilers.

TARDES DE SOLEDAD
un documentaire d’Albert Serra sur le Toréador Andrés Roca Rey

L’aiguille transperce ma gencive ; une, deux… quatre fois ! - Comme ça on est sûr, qu’elle dit la dentiste de Porte de La Chapelle avec ses borborygmes de slavique à chaque fin de phrase. Elle dit ça et puis le métal froid fait levier entre la dent et l’os. La dent veut pas dégager va falloir scier, qu’elle dit. Et puis non, v’la que ça bouge. Y a la partie de moi qu’est toute ankylosée, la partie qu’est toute pleine de bave et de sang, la partie de moi qu’est toute brumeuse à cause de la codéine. Les forceps mordent la couronne cariée et tirent ; ils mordent bien, ils s'accrochent, ils ont la mâchoire d’un chien tétanique et enragé, ils tirent et ils arrachent. Les racines encore saines coulent toutes seules hors de l’alvéole noire. Ce sang noir je le crache pas, je l’avale, car je pourrais pas cracher avant deux jours. Après ça je sors de chez la toubib. J’attends quinze minutes devant la pharmacie pour pouvoir enlever la compresse et avoir l’air moins con devant la jeune fille qui distribue les médocs sur ordonnance dans son boulot à temps partiel, puis j’achète un pack de coca zéro bien frais à côté et je commence à les siffler dans le métro. J’ai la gueule gonflée et je les décapsule avec mon trousseau de clefs ; les filles me regardent bizarres, les vieux détournent la tête. Je fais un crochet à la 14 et je vais à Châtelet. Je marche jusqu’au MK2 Beaubourg avec juste assez d’avance pour prendre mon billet.

Vous êtes sûr d’avoir moins de vingt-six ans ? qu’il demande le gars à queue de cheval. Derrière lui je vois mon reflet dans la vitrine à soda et c’est vrai que j’ai peine à croire que j’ai pas trentes piges ées. J’ai des cernes et des rides sous les yeux, un visage qui serait émacié sans la protubérance de l’extraction. Elle renforce les deux gros plis qui partent de mes narines et s’arrêtent à la commissures de mes lèvres qu’elle tire en un pli amer sur ma figure mal rasée. Pour la première fois de ma vie on ne me croit plus sur parole et je dois montrer ma carte. J’ai mal à la mâchoire, dans la tête et dans le ventre, et dans un vertige que j’arrive pas à situer et qui a l’air de planer au-dessus de moi comme l’ombre de quelque chose que je préfère ne pas voir. J’avale mes pilules sans qu’elles fassent effet et je pose mon cul dans la salle.

C’est comme ça que j’ai vu Tardes de soledad.

En ayant mal.

On a l’habitude de contempler la forme enchaînée d’un monstre vaincu, mais là je regarde la créature, monstrueuse et libre. Les éjaculations de sang à chaque coups de banderille rappellent à moi les pénétrations du métal et j'arrête pas de me dire que chacuns des élancements présents se situent à une distance supraluminique de ce qui jaillit à l'écran et hors du corps des bêtes, mais le processus d’identification est redoutable ; comme celui du rejet pur et simple.

Comment ne pas le rejeter ? LA VIE NE PÈSE RIEN ! qu’il jette le Toréador ; tout comme il a jeté la banderille dans la bête et comme il doit jeter son foutre quand ce qui lui sert à le jeter est pas pris en otage par une tenue qui aurait eu sa place au Rocky Horror Picture Show. Et ce qu’on jette, on le rejette. Alors c’est peut être bien pour ça que je l’ai rejeté, lui. Et puis tout à coup le corps du taureau glisse hors du cadre, comme si, oui, la vie elle pesait rien. Sauf qu’au plan suivant il est traîné dans l’arène par au moins quatre chevaux ; c’est bien que ça pèse quelque chose quand même, non ? De toute façon le taureau est mort, c’est donc peut être bien la mort qui pèse rien, à moins que ce soit la vie. Sauf que j’ai décidé de rejeter le bellâtre en moule-bite ! Qu’est ce qui est le plus inable, des banderilles, des dents cariées, de la pesanteur ou de la légèreté de la vie ? Si la vie est juste ce truc qu’on jette, du moins dans lequel on est jeté, et duquel on est rejeté ensuite, définitivement si vous voyez ce que je veux dire, alors c’est ça qui est inable.

Les taureaux et leur mise à mort s'enchaînent, parce qu’à priori un taureau ne peut mourir qu’une fois. Sa mort est unique et inconséquente dans le flux du Temps, déployé et mouvant ; voué ici bas à l’anéantissement des êtres. Si les choses étaient amenées à se répéter éternellement, voilà qui conjurerait sans doute le mantra du matador “La vie ne pèse rien”. D’où cette idée bizarre de l’éternel retour. Peut être que si Nietzsche à imaginé ça c’est pour redonner du poids aux actions. Le film ne me dit pas si la corrida c’est bien ou c’est mal, et moi j’en sais foutre rien. Par delà le bien et le mal, il y a le beau, et c’est foutrement beau. Est-ce que ça a un poids ? Si le même taureau devait cycliquement mourir, si au moment de planter sa banderille nous savions tous qu’elle serait éternellement plantée et replantée est ce que ça me donnerait la réponse à si c’est bien ou mal ? Je ne sais pas. Mais ce guignol pourrait plus dire que la vie ça ne pèse rien. La pesanteur fait mal, mais la douleur donne du poids à la vie et la rejeter serait rejeter la vie même. Le taureau ne rejette pas la douleur et jusqu’au bout ne rejette pas la vie. Le Toréador nie la vie. Elle ne pèse rien. Il y a des choses plus élevées pour lui. Le Succès, La Gloire, Les Acclamations d’un public que le dispositif ne montre jamais. Albert Serra a fait du beau. Pas le beau de la tenue Kitsch du bellâtre - c’est sûr qu’il a une vraie tête à claque celui-là. Andrés Roca Rey n’est pas un dur, il joue au dur et il joue mal. Il invective la bête, hèle ses camarades. La bête l’a bien cherché, qu’il dit, ce taureau est méchant et nous, matadors, sommes des vrais gagnants, des hommes bons qui triomphent de la Méchante bête. Oh c’est vrai qu’elle est méchante la bête, surtout le moment où elle manque d’encorner le bellâtre. D’un coup, la faiblesse du matador ressort. Là où le discours des acteurs de cette arène, où le Kitsch du décorum et des tenues montre des Bons triompher des Méchants, la caméra d’Albert Serra filme impitoyablement une domination. La domination d’un renversement des valeurs où les Forts sont devenus les Méchants et les Faibles les Bons. Les Faibles imputent leur faiblesse à leur libre arbitre, à leurs choix, et en veulent aux Forts d’essuyer avec tant de hardiesse leurs coups d’éperons sans lesquels ils seraient nus dans leur vulnérabilité face à aux Forts. Le Faible, l’homme, autant au sens général qu’au sens strictement masculin, érige sa faiblesse en vertue, et, lorsque après avoir harponné, encore et encore, sans relâche et dans des conditions ritualisées, ce qu’il considère comme méchant, et qu’il en vient à bout d’un ultime coup de sabre, il hurle Victoire et Honneur. Honneur et GLOIRE. Comme si elle était éternelle.

Éternelle ?

Mais que restera-t-il d’Andrés Roca Rey ?

Une tenue de carnaval que son assistant lui enfile, le faisant décoller ses pieds du sol, gémissant à bout de bras, jusqu'à ce qu’elle finisse par ressembler à un bas de contention.

Et que restera-t-il du taureau ?

Une oreille coupée, encadrée dans le bureau d’un mec dont ne survivra rien de plus noble que la photo d’un plouc en costard.

Le Kitsch. Voilà ce qui restera. Le stade liminaire des êtres avant leur anéantissement.

Je sais toujours pas où sont le Bien et le Mal dans tout ça. Serra affirme qu’il est à cinquante-cinq pourcent en faveur de la tauromachie, dans cette idée que le monde est plus intéressant avec. C’est vrai. Le Monde, la Vie, la Souf, c’est plus intéressant que ce Kitsch qui ne pèse rien, du moins si on voit la tauromachie comme l’agonie de la bête plutôt que la victoire de l’homme. Je vois le film et je ne crois pas au Mal. Le meurtre est abrupt non parce qu'il est mal, mais précisément parce que le poid moral est imaginaire, ça a autant d'importance qu'une chute de pierre. Je ne crois ni au Bien, ni au Mal, ni au Pardon, ni à la Rédemption, ni à la Faute. Ni Bons, ni Méchants, mais des Dominants et des Dominés, des Forts et des Faibles, des discours d’hommes qui se justifient, et des halètement de bêtes qui vivent et qui meurent. Dans le sang et la douleur, refus de la sublimation, de la mièvrerie et du message moralisateur de ces Bons contre ces Méchants ; refus de la poétique, de la pensée, de l'intelligence, du discours, du raisonnable ; exaltation de l'excès et expression d'un monde étrange et atroce et surtout du refus de le juger et encore moins de le quitter ; car rejeter l’atrocité c’est rejeter la vie. J’ai vécu cet après-midi. Les taureaux ont vécu, le temps qu’il a fallu, sur ces images mortes. Le toréador, je ne sais pas. J’ai vécu ce film. C’est un rapport au monde que m’a montré Serra, vécu et exprimé.

En rentrant chez moi à la fin de cet après-midi de solitude, je pense à la phrase. Cette phrase : Il a fallu beaucoup de souf pour construire des pyramides, mais j'ai choisi un monde avec des pyramides. Par delà le Mal il y a le Beau, le Fou, le Dangereux, l’Inutile, et je veux aller à sa conquête. Merde… c’est facile de divaguer. Je déteste les textes qui finissent sur un délire où les mots s'enchaînent sans qu’on y comprennent rien. Y a des profs qui disent que c’est du génie mais moi je dis que c’est de l’arnaque et de la fainéantise. Et je délire et je suis fainéant parce que la codéine fait effet. Je m’allonge sur ma couche de petite tôle, habillé et chaussures aux pieds. Je n’ai presque plus mal. Je ferme les yeux et je les vois. Les banderilles labourent la chair du taureau, révélant toute la douleur qu’elles incarnent dans la perte de leurs atours de carnaval. Le sang afflue et recouvre les meurtrissures et les harpons cruels, faisant disparaître sous sa marée les stigmates de la douleur et révélant la beauté terrible de sa couleur. Les banderilles plantées dans le taureau. Avant de perdre conscience, je pense aux deux poteaux en bois ravagés de mon enfance. Comme deux dents pourries enfoncées dans la gencive du fleuve et qui disparaissent au gré des crues. Dans ce demi-rêve de ce demi-monde de ténèbres, la douleur reflue et l’eau afflue, recouvrant ces totems d'afflictions aiguës. Il n’y a plus que la surface de l’onde. Sauf que dans ce demi-rêve de ce demi-monde de ténèbres, de ce demi-monde de terreur, sa couleur est différente. Elle est belle et terrible. Elle est ROUGE.

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